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Comme un moment de césure


Santé conjuguée n° 59 - janvier 2012

Le moment hospitalier est un point très particulier dans le parcours d’une personne souffrant de dépendance. C’est une rupture complète par rapport aux différents milieux qu’il a connu jusque là, une bulle parfois idéalisée entre un avant problématique et complexe et un après où la réalité et ses difficultés de tous ordres reprendront leur cours.

« Comme un moment de césure Dans la voix et la mesure Entre l’après et l’avant ». Aragon

La bulle hospitalière

Un service de psychiatrie est de fait un milieu hautement artificiel. C’est un endroit centré sur le soin, comportant un système très particulier de règles, d’interdits et de choses autorisées. On peut y parler, on est même tenu d’y parler, on peut s’y dire en souffrance, mais on ne peut plus recourir à tout ce qui avait fait la vie jusque là : la substance et ses aménagements spécifiques, les règles habituelles de la vie sociale. C’est ainsi un mélange entre des aspects de cocon (empathie, protection, soins…), et des aspects plus carcéraux (interdits, contrats…). L’arrivée dans ce milieu est souvent brutale, la sortie également. La discontinuité est importante dans ces deux passages. L’hôpital peut ainsi souvent être une parenthèse, clivée de la vie « réelle », où peu de choses peuvent s’élaborer. Il y a différents styles de services hospitaliers, avec leurs avantages et leurs contraintes propres. Il y a ainsi les services de psychiatrie en hôpitaux généraux, prenant souvent en charge des pathologies très variées, les hôpitaux psychiatriques, offrant des séjours de plus longue durée dans un milieu plus marqué du sceau de la psychose, les services spécifiques d’alcoologie ou de prise en charge de toxicomanie, avec une offre très ciblée, mais où l’on se retrouve entre « pairs ». L’admission dans les services hospitaliers Dans les « bons cas », le séjour est préparé par un suivi préalable. Le patient sait ce que l’hôpital peut lui apporter (sevrage, suivi psychiatrique et psychologique, mise au point médicale), mais aussi ce qu’il ne doit pas en attendre (solution miracle à l’ensemble de ses difficultés, disparition magique de la tentation de consommer…). Il sait qu’il y a un après l’hôpital, avec un suivi et une nécessité de soutien. Mais ces cas restent relativement rares. Le plus souvent l’arrivée est marquée par des ruptures, et le retissage des liens extrahospitaliers est une nécessité. Il y a différents types d’entrée dans les services : les mises en observation dans le cadre de la loi de protection de la personne des malades mentaux, les urgences, les admissions programmées avec ou sans consultations préalables de candidature. Ces différents modes d’entrée vont entraîner la sélection de patients très variés dans le moment de leur parcours ou dans leurs comorbidités. Souvent l’entrée dans les services n’est pas aussi rapide que le voudraient le patient ou ses proches. Le monde psychiatrique essaie d’évaluer la demande, la motivation, l’inscription temporelle du séjour. Le patient est lui dans un monde plus rapide et chahuté, où il bascule rapidement entre les pôles de son ambivalence, où il titube dans la brutalité de la réalité. Cette inscription temporelle lui est souvent difficile, voire impossible.

Le séjour hospitalier

Face au patient arrivé à l’hôpital, le soignant se trouve toujours confronté à des situations complexes, dont la dépendance aux substances n’est qu’un des aspects. Les problèmes sont multiples. Les patients souffrent souvent de problèmes psychiatriques autres que ceux liés aux produits. On parle alors de co-morbidité. Dépressions, troubles anxieux, voire psychoses se retrouvent usuellement. Des troubles de personnalité sont couramment présents. Des problèmes physiques, parfois graves peuvent se révéler au décours d’une hospitalisation ou en être la cause plus ou moins directe (hépatite, cirrhose, neuropathie, atteintes cognitives). La situation sociale de ces patients est fréquemment dramatique. Ils sont souvent séparés de leur compagne, ne se sont guère occupés de leurs enfants avec qui ils sont en rupture, n’ont d’amitié que de passage, et ont parfois perdu logement, travail et inscription sociale. Tout ceci crée des intrications dramatiques. On a parfois l’impression qu’ils viennent échouer à l’hôpital, pour reprendre quelques forces avant de se relancer dans le cours d’une vie dont parfois ils ne voient plus le sens. L’hôpital est pris dans une logique médicale, le patient dans le cours de sa vie. Il arrive souvent à l’hôpital parce que les repères de sa vie quotidienne ont basculé. Une rupture, une perte d’emploi, de logement, l’isolement… A l’hôpital on s’accroche à la logique du sevrage, qui s’inscrit dans la logique médicale. On peut ainsi facilement se retrouver avec deux discours hétérogènes… et tout ce qui peut en résulter de malentendus. Ce discours hospitalier autour du sevrage, même s’il n’est pas toujours en phase avec la demande du patient, reste cependant indispensable pour maintenir un cadre de traitement sécurisant pour le patient et les autres personnes hospitalisées. L’approche psychologique et l’abord des problèmes sociaux est souvent difficile à entreprendre du fait de l’impact cognitif de la consommation antérieure, du sevrage et de la médication indispensable pour entreprendre celui-ci, et de la relative brièveté des séjours.

La fin de l’hospitalisation

Le départ est inévitablement une nouvelle rupture. Quitter cet univers artificiel pour la vie réelle ne peut être simple. La mise en place d’un suivi, qui est la marque d’une certaine continuité, n’est pas toujours aussi simple qu’il y paraît. L’accrochage est plus souvent « aux murs » que réellement individuel, et l’orientation vers d’autres centres de consultation est loin d’être garantie. Le réseau ambulatoire (centres de santé mentale) est de surcroît fort saturé. Le patient se retrouve dans son monde et sa réalité sociale. Avec toutes les embûches et les tentations. Les reproches et les problèmes lui reviennent souvent en boomerang, au moment où il estime faire un effort pour en sortir. Pour ceux qui ont de gros problèmes sociaux, survivre devient un défi. L’accumulation de dettes, le prix des logements et la difficulté d’accès aux logements sociaux rendent leurs situations ingérables. Quand aux habitations supervisées ou aux communautés thérapeutiques, elles s’occupent rarement de problèmes de dépendance et sont également saturées. Il manque cruellement de centre d’accueil à bas seuil, où le patient puisse rechuter ou aller mal, sans être replongé dans la dure réalité de la rue ou ré-échouer prématurément à l’hôpital. Le risque de rechute est très élevé, même si de nombreux patients présentent un certain degré d’amélioration. Plus que d’abstinence radicale, on est le plus souvent dans la réduction des risques, ou dans les « trajectoires de sortie des systèmes de vie liées au drogues »1. La sortie de l’hôpital est donc une étape difficile. L’instauration d’un suivi ambulatoire est délicat et le risque de rechute, voire de rupture sociale est grand.

Quelques exemples de patients

J’ai repris dans le tableau ci-dessous quelques situations cliniques, suivies dans le cadre du Réseau. Plusieurs points me semblent importants. Quatre de ces sept patients ont des difficultés sociales très importantes. Notons au passage qu’aucun ne travaille ou n’a de vie affective stable. Beaucoup de leurs séjours sont des séjours de sauvetage, ou ce que j’ai appelé des « bulles », c’est-à-dire des moments où ils peuvent se reprendre, mais avec peu de possibilités de travail psychologique autre que l’encadrement institutionnel. La place du médecin traitant est également très importante, tant dans l’admission à l’hôpital que dans le suivi. Il est souvent le contact de plus longue durée, et le dernier point de chute quand tout défaille.

Conclusion

J’ai voulu montrer dans cet exposé, certains aspects de la vie hospitalière parfois fort différents de « l’idéal » qu’on peut en imaginer. J’ai ainsi voulu faire ressortir la complexité des situations rencontrées à l’hôpital, où sont intriqués les problèmes de dépendance, des comorbidités psychiatriques et somatiques et des problèmes sociaux très importants. J’ai également voulu souligner les lourdes difficultés sociales que traversent nos patients. L’accumulation de dettes et les prix du logement rendent leur situation parfois intenable. Les temps sont durs pour ces gens fragilisés dont les ressources psychologiques sont parfois grandement affaiblies.

Documents joints

  1. Jamoulle P, Drogues de rue. Ed De Boeck, 2000.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 59 - janvier 2012

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