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Éloge de l’oisiveté


Santé conjuguée n° 79 - juin 2017

Qu’est-ce que c’est, concrètement, le paysage ? Et le paradigme ? Prenons l’exemple du travail.

Le travail est l’un des aspects fondamentaux de la vie en société. Il définit très fortement les relations entre les personnes et les groupes, il détermine les conditions d’existence des individus et, dans une large mesure, celles des institutions. On peut le considérer au niveau des niches ou des pratiques (relations de proximité, démocratie au travail, hiérarchie, cercles de qualité, conditions de travail…) ou au niveau du régime (règlementation, barèmes, statuts, partenaires sociaux, fiscalité…). On peut aussi examiner le travail comme représentation, la valeur qui lui est attribuée dans la société, le rapport moral qu’on entretient avec le travail dans une culture. Il est un élément fort du paysage, du paradigme. On parle de l’amour du travail bien fait, du sens du travail. Plus concret ? Tournons-nous vers un petit bouquin étonnant paru en 19321. « Ainsi que la plupart des gens de ma génération, j’ai été élevé selon le principe que l’oisiveté est mère de tous vices. Comme j’étais un enfant pétri de vertu, je croyais tout ce qu’on me disait, et je me suis doté d’une conscience qui m’a contraint à peiner au travail toute ma vie. Cependant, si mes actions ont toujours été soumises à ma conscience, mes idées, en revanche, ont subi une révolution. En effet, j’en suis venu à penser que l’on travaille beaucoup trop de par le monde, que de voir dans le travail une vertu qui cause un tort immense, et qu’il importe à présent de faire valoir dans les pays industrialisés un point de vue qui diffère radicalement des préceptes traditionnels. » Bertrand Russel est d’abord un mathématicien et un logicien, mais aussi un philosophe, un épistémologue, et un homme politique britannique né en 1872 et mort 1970. Il est issu de la petite noblesse anglaise et a été élevé dans le respect de la tradition, le goût de la culture et la recherche de la connaissance. Il mène une vie extrêmement riche et mouvementée, qui va l’amener à réfléchir sur les valeurs qui l’ont construit, à se rapprocher du mouvement socialiste, à s’enthousiasmer un temps pour la révolution soviétique et à militer, à la fin de sa vie, pour la paix et l’amour universel. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 1950. L’Éloge de l’oisiveté est un pamphlet d’une trentaine de pages qui met à plat la question du travail. La forme est amusante, légère, et prend parfois l’allure d’un conte. Il a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation théâtrale qui a rencontré un grand succès2. « Prenons un exemple. Supposons qu’à un moment donné, un certain nombre de gens travaillent à fabriquer des épingles. Ils fabriquent autant d’épingles qu’il en faut dans le monde entier, en travaillant, disons, huit heures par jour. Quelqu’un met au point une invention qui permet au même nombre de personnes de faire deux fois plus d’épingles qu’auparavant. Bien, mais le monde n’a pas besoin de deux fois plus d’épingles. Les épingles sont déjà si bon marché qu’on n’en achètera guère davantage même si elles coûtent moins cher. Dans un monde raisonnable, tous ceux qui sont employés dans cette industrie se mettraient à travailler quatre heures par jour plutôt que huit, et tout irait comme avant. Mais dans le monde réel, on craindrait que cela ne démoralise les travailleurs. Les gens continuent donc à travailler huit heures par jour, il y a trop d’épingles, des employeurs font faillite, et la moitié des ouvriers perdent leur emploi. Au bout du compte, la somme de loisir est la même dans ce cas-ci que dans l’autre, sauf que la moitié des individus concernés en sont réduits à l’oisiveté totale, tandis que l’autre moitié continue à trop travailler. On garantit ainsi que le loisir, par ailleurs inévitable, sera cause de misère pour tout le monde plutôt que d’être une source de bonheur universel. Peut-on imaginer plus absurde ? » Une morale d’esclave La réflexion développée par Russel vise essentiellement le plaidoyer pour la réduction du temps de travail, et, en ça, elle reste essentielle aujourd’hui. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est qu’il développe dans le bouquin une analyse qui permet d’illustrer le concept de paysage (tel qu’il est utilisé dans la théorie de la transition) à partir de l’exemple du travail. En effet, il montre que, pour pouvoir envisager une transformation de la norme de la durée du travail (niveau du régime), il est indispensable de creuser des brèches dans le soubassement de cette norme. Dans la valeur paradigmatique du travail. Et le ton léger, la forme imagée, les petites fables, constituent un choix particulièrement adéquat. Tout ça parle à nos représentations, à notre expérience, à notre vécu. « Le loisir est indispensable à la civilisation, et, jadis, le loisir d’un petit nombre n’était possible que grâce au labeur du grand nombre. Mais ce labeur avait de la valeur, non parce que le travail est une bonne chose, mais parce que le loisir est une bonne chose. Grâce à la technique moderne, il serait possible de répartir le loisir de façon équitable sans porter préjudice à la civilisation. » Russel démonte ensuite non seulement la valeur morale du travail, mais également le processus par lequel cette valeur s’est imposée à tous. Il permet de décaler le regard, de nous décentrer pour mieux percevoir ce qui nous anime. « De toute évidence, s’ils avaient été laissés à eux-mêmes, les paysans des collectivités primitives ne se seraient jamais dessaisis du maigre excédent qui devait être consacré à la subsistance des prêtres et des guerriers, mais auraient soit réduit leur production, soit augmenté leur consommation. Au début, c’est par la force brute qu’ils furent contraints de produire ce surplus et de s’en démunir. Peu à peu cependant, on s’aperçut qu’il était possible de faire accepter à bon nombre d’entre eux une éthique selon laquelle il était de leur devoir de travailler dur, même si une partie de leur travail servait à entretenir d’autres individus dans l’oisiveté. De la sorte, la contrainte à exercer était moindre, et les dépenses du gouvernement en étaient diminuées d’autant. » Bien entendu, il ne suffit pas d’éclairer de cette manière le paysage pour le faire changer. Il a fallu un conflit mondial, ses conséquences économiques, la menace communiste et, en réponse, le compromis social- démocrate. Il a fallu la période exceptionnelle de haute conjoncture qui a suivi. Il a fallu, dans cette période, des opportunités, des forces de proposition, des rapports favorables et des initiatives locales. Il aura fallu toute cette conjonction de faits pour faire évoluer favorablement la durée et d’autres aspects des conditions de travail pendant trois décennies. Deux crises et un changement de régime plus tard, la logique est repartie dans l’autre sens. Néanmoins, la réflexion revigorante de Bertrand Russel nous permet de penser la sortie de notre vision actuelle. Sa logique désarmante nous fait apparaître la possibilité du changement. « La bonté est, de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galérien. Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres  : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment. »

Documents joints

  1. B. Russell, Éloge de l’oisiveté. Routledge and The Bertrand Russell Peace Fondation, 1932. Traduction française: Éditions Allia, Paris, 2002.
  2. Création de D. Rongvaux, mise en scène de V. Dumont. Prix de la Critique 2010 du Meilleur seul en scène.

Cet article est paru dans la revue:

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