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Face à la détresse psychosociale


Santé conjuguée n°86 - mars 2019

Les maisons médicales sont confrontées de manière grandissante aux problématiques psychiques et sociales. Elles envahissent les consultations et provoquent, pour la plupart d’entre elles, une forte mobilisation de l’ensemble des équipes. Celles-ci se sentent néanmoins peu soutenues par la deuxième ligne de soins, dite « spécialisée ».

De nombreux patients suivis en maison médicale rencontrent, à un moment de leur parcours de vie, des troubles psychiques. Ces dernières années, ceux-ci semblent s’être accentués, diversifiés, et surtout complexifiés dans un contexte social de plus en plus insécurisant et excluant. Il est souvent malaisé de faire le tri entre ce qui relève du désordre psychique ou de la précarité sociale. L’un alimente l’autre, rendant l’intervention d’autant plus malaisée et laborieuse. Nombreux sont ces patients qui n’accèdent jamais ou difficilement à des services spécialisés tels que ceux de santé mentale. Ils sont dès lors exclusivement soignés ou suivis dans des lieux moins outillés, comme les maisons médicales. C’est lié aux caractéristiques de celles-ci, car elles soignent sans restriction une population mixte, locale, et les soins qui y sont prodigués sont généralistes. Les patients échappent donc à une forme de stigmatisation liée à un statut social ou à un diagnostic et ceux qui ne se reconnaissent pas comme « fous » ou en souffrance ou qui sont réticents à se faire soigner dans un environnement plus connoté « psy » s’y sentent plus à l’aise.

De difficiles relais

La dimension globale des soins en maison médicale permet une vision biopsychosociale de la santé du patient. Dans une équipe composée de praticiens de disciplines différentes (médecins, kinésithérapeutes, infirmiers, accueillants, et parfois assistants sociaux et psychologues), il est possible de dépasser une conception clivée du corps et de l’esprit. La demande de soins somatiques permet dans certains cas d’ouvrir sur d’autres besoins non identifiés ou non énoncés comme tels. Un patient pourra exprimer de manière directe ou détournée, au travers d’une consultation pour une douleur musculaire par exemple, quelque chose qui l’habite et qui sera lié à un désordre psychique. Dans certains cas, cette plainte somatique sera la seule porte d’accès à l’univers intrapsychique du patient, ce qui constitue un véritable levier dans le travail avec ceux qui ne peuvent ni ne veulent exprimer autrement leur douleur. Ceci étant, la lourdeur et la complexité des problématiques traitées dépassent parfois les capacités d’intervention des soignants et/ou le cadre institutionnel des maisons médicales. Les problématiques psychiatriques et psychosociales lourdes questionnent, divisent, préoccupent et plongent les soignants dans une grande impuissance, ce qui rend indispensable le renvoi des patients vers des structures plus à même de prendre en charge ces pathologies. La médication, le traitement, le suivi psychothérapeutique devront parfois être plus intensifs et établis par des professionnels de la santé mentale. Le renvoi vers la deuxième ligne de soins est cependant compliqué : services saturés, conditions d’admission intenables, longs délais d’attente… À Bruxelles, il n’est pas rare que des services ambulatoires ou résidentiels suspendent les admissions pendant des semaines ou des mois pour résorber leur liste d’attente. Certains psychiatres, y compris en milieu hospitalier, n’acceptent plus de nouveaux patients. Pour hospitaliser une personne, il faut régulièrement téléphoner à plusieurs services, justifier, insister… et parfois, renoncer. Dans les faits, il est plus simple d’hospitaliser sur contrainte judiciaire que par une démarche volontaire. Cette saturation chronique a été récemment dénoncée par des médecins généralistes. Dans leur ouvrage, Le Livre noir de la santé mentale1, ils dévoilent l’ampleur des difficultés déposées dans leurs cabinets par des patients souvent isolés dans leur tourmente, en proie à des conduites à risque qui ont d’urgence besoin d’être contenues. Ils déplorent le manque de réponses et le manque de moyens, financiers notamment, et la solitude à laquelle ils sont eux-mêmes confrontés. « La santé mentale devient le motif numéro 1 de nos consultations, la médecine générale devient l’entonnoir de toutes ces souffrances. Face à cette déferlante, le médecin généraliste se sent de plus en plus seul, de plus en plus démuni […] Les services de santé mentale sont saturés, avec des délais de prise en charge surréalistes, les psychiatres sont en pénurie et faire admettre un patient dans un service de psychiatrie relève du parcours du combattant ! » Tout ceci s’inscrit dans un contexte social et politique qui aggrave les problématiques vécues par une population de plus en plus livrée à elle-même, soumise à des pressions liées au manque de logements, au manque structurel d’emplois, à la réduction et au conditionnement des aides de l’État. Un contexte ambiant qui amène son lot de stress, de culpabilisation, de désespoir ; une vie faite de combats et coupée de tous liens structurants. De leur côté, les soignants sont confrontés à de nouvelles pathologies liées à la rupture de liens sociaux et à l’effondrement des figures qui faisaient office de tiers et d’autorité. C’est l’hypothèse que Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, soutient et étaye dans plusieurs de ses écrits. Nous avons chacun, selon l’expression de Lebrun, à « assumer ce qui, hier, était seulement la tâche du Roi : celle de faire en sorte que le royaume puisse se soutenir dans le vide. Nous ne pourrons pas nous contenter simplement de nous approprier ses privilèges et pas ses devoirs. Car ce qui ne serait alors plus qu’un régicide ferait l’impasse sur le programme d’une modernité que chacun doit encore réaliser pour son compte ». C’est donc chaque individu qui serait appelé à se « soutenir dans le vide ». Ajoutons que ce défi concerne également la vie collective dans une société fortement individualisée2. Ces nouvelles pathologies et nouveaux profils de patients se logent dans un angle mort, hors case, avec un diagnostic flou. Ces patients sont autant que d’autres en souffrance, mais ils n’accèdent à rien, car ils ne rencontrent aucun critère d’admission dans les services existants. Il s’agit là de cas limites, qui errent dans un no man’s land, ceux-là mêmes qui arpentent les couloirs des maisons médicales faute d’autres lieux pouvant contenir leur douleur. Première ligne de soins, première ligne de front ? Toutefois, des réponses à ces manquements sont en train de se mettre en place. Elles prennent forme dans le cadre d’un dispositif pensé et élaboré par les autorités fédérales appliqué dans les différentes régions du pays. Appelé réforme 107 (en référence à l’arrêté royal qui l’organise), il vise à réorganiser les soins en santé mentale en créant des trajets de soin plus fluides et plus visibles, en soutenant et structurant une plus grande concertation entre les professionnels des secteurs social-santé, et en transformant une partie de l’offre de soins résidentielle en une offre dans le lieu de vie. Cette réforme traduit une volonté de réduire la durée et le nombre des hospitalisations. Cette idée ne peut qu’être saluée, car les hospitalisations répétées ne favorisent pas nécessairement la réinsertion sociale. Elle se concrétise doucement grâce à la création ou au renforcement d’équipes mobiles et de réseaux de concertations locaux, avec la volonté de mutualiser les ressources existantes, de mettre les différents acteurs en présence, et de favoriser l’émergence de projets innovants… Les structures de soins de première ligne ne sont pas oubliées. Des propositions voient le jour : une ligne téléphonique d’urgence, des supervisions, l’intervention rapide et brève de psychologues… Une manière de faire autrement… avec les ressources disponibles. Car si les idées commencent à germer, aucun moyen n’est réellement dégagé pour soutenir cette réforme. En réalité, il s’agit de réaffecter les moyens alloués aux hôpitaux vers ces nouvelles structures mobiles. Les maisons médicales suivent cette évolution de près, car les enjeux sont de taille. Face à la souffrance croissante de la population et au retrait progressif de l’État face à celle-ci, les professionnels de première ligne seront de plus en plus sollicités, tel un dernier rempart.

Documents joints

  1. Le Livre noir de la santé mentale. Le vécu des médecins généralistes, Fédération des associations de médecins généralistes à Bruxelles (FAMGB), mars 2018.
  2. J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, Denoël, 2007. Note de lecture par B. De Backer.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°86 - mars 2019

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