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Fumeurs, grillez-en une dernière sur le bûcher !


Santé conjuguée n° 62 - octobre 2012

Disons-le tout de suite : je ne suis pas un bon client. Ni pour l’industrie de la cigarette, qui a pourri les feuilles de l’« herbe à Nicot » avec des saletés nauséabondes – et à des fins addictives, qui plus est. Ni pour les fanatiques considérant que le tabac est l’herbe du diable : les fanatiques sont beaucoup plus dangereux que n’importe quelle substance à inhaler ou ingérer. Ni pour les prêcheurs bien intentionnés qui veulent persuader tous les fumeurs de se débarrasser d’une habitude de l’ordre du plaisir (quelle horreur !). Ni pour l’Organisation mondiale de la santé, chantre mondial de la lutte anti-tabac, qui devrait être plus déconsidérée que n’importe quel gouvernement (il est vrai qu’elle réunit tous les États) pour avoir diffusé des inepties comme « la santé pour tous en l’an 2000 ». Ni pour les fumeurs arrogants, parce que je suis bien aise que leur mépris vis-à-vis des nonfumeurs leur retombe dessus et que la fumée ne soit plus omniprésente. Ni pour les fumeurs repentis car, si j’ai commencé à fumer – la pipe – à l’âge de 17 ans, j’ai arrêté trois décennies plus tard, simplement par lassitude : je n’ai pas de mérite, je n’ai pas souffert !… Et je ne suis même pas un bon client pour les nouveaux militants du tabagisme parce que, sans doute justement pour avoir cessé de consommer, je suis physiologiquement agressé par la fumée comme je ne l’étais pas auparavant : alors, la cigarette, bon débarras. Au bout du compte, ce qui m’exaspère vraiment, ce n’est pas spécifiquement le discours antitabac ni même la masse des mesures antifumeurs qui se sont développées à une vitesse et avec une ampleur incroyables depuis une dizaine d’années. Ce qui m’exaspère, c’est de façon plus générale le discours politiquement correct qui règne en souverain presque absolu dans les médias et le débat public. Avec ses divers succédanés, dont le médicalement correct. Dans un bouquin assez interpellant1 – que je n’ai pourtant pas terminé parce que tous les partis pris, à la longue, m’assomment – Imre von der Heydt (oui, c’est difficile à prononcer) cite un certain Detlef Bluhm (ça ne s’arrange pas), qui cite Thomas Pynchon (ouf, celui-là on peut même le franciser en Pinchon) : « Ça ne durera pas longtemps, ils s’en prendront à tout, pas seulement aux drogues, mais à la bière, aux cigarettes, au sucre, au sel, aux graisses – tout ce qu’on peut bien imaginer. Tout ce qui de près ou de loin réjouit les sens doit être contrôlé. Et ils y arriveront. » Thomas, mon vieux, tu es un prophète à la Jérémie, parce qu’on est en plein dedans… Mais qui sont ces « ils » ? Imre (qui me pardonnera, je l’espère, de l’appeler par son prénom) est sans équivoque là-dessus : les puritains religieux et leurs successeurs ou complices, les zélateurs de la pureté sanitaire. Il est aussi très déterminé quant à l’origine géographique de la croisade – les États-Unis d’Amérique du Nord – et sur les motivations de celle-ci : déployer un écran de fumée (j’ai pas pu m’en empêcher) pour masquer tous les problèmes de santé mondiaux que le système idéologique aujourd’hui hégémonique – le capitalisme sans entraves ni frontières – n’a aucune intention d’essayer de prendre à bras le corps. (Un dangereux marxiste, cet Imre ?… Peux pas dire, jamais lu une ligne signée Marx. Ou alors c’était dans les Mémoires de Groucho2). Ce qui est intéressant aussi, dans ce bouquin, c’est qu’il replace la lutte anti-tabac dans son contexte historique, c’est-à-dire depuis son arrivée en Europe au 16ème siècle, et dans son contexte idéologico-culturel contemporain. L’historique en deux mots : le premier bonhomme qui, venant d’Amérique, vient fumer sous le nez de ses compatriotes espagnols se fait coffrer par l’Inquisition. Un type qui crache la fumée ne peut être que diabolique ! Un siècle plus tard, James Ier, roi d’Angleterre (excusez du peu), publie un opuscule où il vilipende le tabagisme, qui va sûrement détourner ses sujets de leur devoir. Un dernier pour la route ? L’obsession anti-tabac du régime nazi alors qu’Hitler lui-même fumait ! (Ce qui nous rappelle les débauchés clandestins poursuivant de leur vindicte publique les « pervers sexuels » : nombreux exemples anciens et plus récents.) Quant au contexte contemporain, Imre épingle – il n’est ni le premier ni le seul, mais leurs voix ne trouvent que peu de relais dans le brouhaha consensuel général – la religion de la santé, avatar de l’hygiénisme cher au XIXème siècle, l’anxiété de conserver voire d’accroître son « capital santé », la peur du vieillissement et le déni de la mort qui sont le lot de nos sociétés occidentales dites riches (qui comptent quand même de plus en plus de pauvres, hein). Il met aussi en question l’usage qui est fait des statistiques pour diaboliser le tabac. Il est vrai que la manipulation des chiffres est un sport largement pratiqué, quel que soit le sujet3. Là où je n’ai plus envie de suivre notre auteur, c’est quand il tombe lui-même dans le travers qu’il dénonce chez ses adversaires : minimiser ce qui dérange sa thèse (notamment les risques de dépendance) et gonfler ce qui l’appuie. Ou lorsqu’il fait du fumeur le parangon de la liberté individuelle : ma parole, c’est le retour du cow-boy Marlboro, et cette fois il a une winchester et un colt ! Mais le genre pamphlétaire requiert une certaine dose de mauvaise foi. D’ailleurs, Imre joue franc jeu : le sous-titre de son bouquin évoque directement une « défense et illustration » du tabagisme qu’il y a quelque panache (de fumée) à entreprendre aujourd’hui.

Documents joints

  1. Une cigarette ? Défense lucide d’une passion, 2005, trad. fr. chez Actes Sud, 2007.
  2. Groucho and Me, 1959 (trad. fr. Les Mémoires de Groucho Marx, L’Atalante, 1981) et Memoirs of a Mangy Lover, 1963 (trad. fr. Les Mémoires d’un amant lamentable, J.-C. Lattès, 1982).
  3. Voir sur ce point l’ouvrage souvent très drôle de l’association Pénombre, Chiffres en folie, La Découverte, 1999.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 62 - octobre 2012

Les pages ’actualités’ du n° 62

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Promotion de la santé : un secteur en réforme

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