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L’autogestion, entre appareil institutionnel et idéal de démocratie


Santé conjuguée n° 45 - juillet 2008

Le thème de l’autogestion semble pour d’aucuns aujourd’hui assorti de qualificatifs qui lui prêtent l’allure de la désuétude : post-soixante-huitard, illusoire, communiste, utopique… Les diverses dimensions d’un tel modèle suggèrent bon nombre de questionnements au niveau du micro-système que constitue une structure institutionnelle qui adhère à ce type de fonctionnement, telle qu’une maison médicale. Mais il soulève également des considérations à un niveau macro-sociétal, en tant que formule singulière et alternative de fonctionnement au sein d’une société basée sur des principes d’organisation d’inspiration néo-libérale et qui se fonde sur des valeurs radicalement opposées.

La réalisation d’un travail sur l’autogestion (voir article de Ingrid Leruth « Autogestion : l’exemple d’une structure de santé particulière », en page 47) m’a permis d’expérimenter une méthode d’approche des pratiques gestionnaires afin de les comprendre et d’en découvrir les complexités de réalisation ainsi que les paradoxes dans le contexte d’une réalisation qui se veut autogestionnaire. Outre cette démarche de compréhension, ce travail m’ouvre à d’autres constats et à de nouvelles interrogations.

L’instituant et l’organisationnel

Je m’interroge tout d’abord sur l’évolution de la démarche des acteurs de ce secteur particulier des soins de santé : les institutions qui le composent évoluent, adoptent des modèles de fonctionnement nouveaux qui donnent à ce mouvement une autre configuration. Dans un article qui traite de l’évolution des institutions mutualistes1, le journaliste Thierry Poucet évoque la bureaucratisation et la professionnalisation des initiatives issues de mouvements sociaux : « on rétorquera que le système a profondément évolué, certains estimeront qu’il s’est bureaucratisé, qu’il a dévié ou qu’il s’est perverti… On ne peut, sans risque de dérapage réflexif, faire fi de la dialectique des gains et des pertes liés à l’évolution de tout mouvement social, entraîné par son élan, son succès, ses missions mêmes, à passer par différentes phases de développement qui sont autant de formes d’adaptation empirique jamais inéluctables, jamais définitives… – à des configurations changeantes des forces internes et des pressions périphériques à ce mouvement »2. Dans cet article, Thierry Poucet fait référence à un schéma d’analyse de l’évolution des mouvements sociaux réalisé par R. Lorent3. Ce schéma propose une réflexion sur la dialectique entre la dimension « instituante » et la dimension « organisationnelle » d’un mouvement social : « la dimension instituante est celle qui insuffle une nouvelle logique au coeur de la société, tandis que la dimension organisationnelle est celle qui assure au mouvement ses assises mobilisatrices d’abord, son rayonnement ensuite, sa pérennité assortie de divers ajustements imprévisibles dans la période pionnière, enfin. »4. Le schéma montre comment le mouvement social en vient à perdre de sa dimension instituante (c’est-à-dire une « perte de vigueur et de complicité conviviale, en radicalisme idéologicoculturel, en cohésion autour d’un projet mobilisateur… »5) pour donner beaucoup de place à la dimension organisationnelle et en arriver à « se convertir en appareil complexe et puissant, et… alors à se vivre de plus en plus comme une entreprise de « professionnels », en butte aux affres de la concurrence et en phase avec la culture commune aux autres entreprises du secteur »6. Ce modèle de réflexion me paraît transposable au secteur de travail que constitue le domaine des soins de santé de première ligne. La question « Refonder les pratiques sociales, refonder les pratiques de santé » posée par le congrès 2006 de la Fédération des maisons médicales (voir Santé conjuguée numéro 35), dont l’ambition était d’interpeller l’ensemble du secteur associatif issu de la même mouvance, consistait en quelque sorte à se pencher sur la réalité de cette dialectique, et à initier, par les propositions formulées en clôture de congrès, une démarche réflexive à différents niveaux pour permettre au mouvement de se redéfinir et d’actualiser sa dimension instituante en tenant compte des dimensions organisationnelles actuelles. Aujourd’hui, les obstacles à l’autogestion en maison médicale De manière globale : • les travailleurs ne réfléchissent pas (plus assez ?) spontanément à ces questions ; • le débat « politique » ne semble pas être au centre des pratiques : les incidences du choix du modèle « autogestionnaire » ne paraissent pas évidentes en terme de positionnement alternatif au système ; je fais par exemple ici allusion au sens démocratique de l’autogestion, à la valeur de « citoyenneté » qu’elle implique vis-à-vis de chaque travailleur ; pour moi, l’autogestion c’est une démarche « citoyenne » ; les travailleurs que j’ai interrogé ne semblent pas faire un lien entre cette dimension et l’autogestion … ou bien ils en sont « fatigués » ; • le souci de « l’efficacité » semble prévaloir sur la volonté de correspondre à un modèle (et donc ses valeurs) et les contraintes du modèle sont difficilement tolérées ; j’aurais envie de dire que « l’utopie » change d’objet : de l’utopie autogestionnaire, on passe à une utopie du nouveau management… car pour moi, le management relève aussi de l’utopie… ; • les modèles ont bien entendu tendance à se modifier… il faut voir alors à quels nouveaux enjeux ils veulent répondre, à quelles valeurs ils souhaitent continuer à correspondre…

L’autogestion contre l’aliénation

La réalisation de ce travail m’a également fait cheminer sur la question de « l’aliénation » au travail, et a conduit à inscrire ma réflexion au- delà du micro-système du secteur des soins de santé de première ligne, dans le cadre plus large du contexte socio-économique global. Vincent Cespedes décrit l’aliénation comme « le contraire de la libération : le fait d’appartenir à un autre, de devenir étranger à ce que l’on produit ou à soi-même »7. Dans cette approche de la notion d’aliénation, il parle de « libération » plus que de « liberté », induisant à la notion de « liberté » une dynamique d’« autonomie ». Le système économique d’aujourd’hui, orienté vers la pensée néolibérale induit une conception de la liberté qui ne vise pas l’autonomisation de l’être humain : fondé sur des principes de liberté individuelle, ce système s’organise sur le libre échange, la libre entreprise, la propriété privée des moyens de production. Il fait émerger un « marché » régi en toute liberté par ce que les économistes nomment « la main invisible » qui, symbole de l’addition de l’ensemble des libertés, règne en toute opacité. L’autogestion propose un modèle de fonctionnement qui vise une humanisation extrême du travail : par la participation à la gestion et par l’implication dans le processus décisionnel tant sur les aspects gestionnaires que sur les choix philosophiques que politiques, les travailleurs sont porteurs de leur outil de travail. Une telle démarche questionne inévitablement leur potentiel d’autonomisation. La pratique d’un tel modèle de fonctionnement réalise une forme « idéale » de démocratie dans la sphère du travail, qui donne aux travailleurs une place centrale. Les travailleurs sont face à la nécessité d’aller au-delà de la réalisation de leurs droits et obligations : ils sont responsables de l’élaboration de leur projet et de l’état de santé de leur entreprise. La réalisation pratique d’un tel mode de fonctionnement se confronte à de nombreuses complexités, et les pratiques mises en place peuvent être génératrices de paradoxes en regard des valeurs dont elles se revendiquent (voir notre article : l’exemple d’une structure de santé particulière). Ces constats en démontrent tout le caractère utopique.

Revenir à l’utopie fondatrice

La réflexion du GERM et l’expérience des centres de santé intégrée (voir notre article : L’autogestion pensée dans le domaine de la santé) organisent une autre approche de la santé, et proposent un modèle de fonctionnement qui est en cohérence avec ce projet, qui prend appui sur l’autogestion comme moyen de réalisation des objectifs du projet. Doit-on renoncer à ce modèle de fonctionnement en raison de ses difficultés de réalisation et de ses effets paradoxaux ? Ne doit-on pas se l’approprier comme un « outil », et le pérenniser en regard des objectifs visés par un projet, même si une partie de ceux-ci sont de l’ordre de l’utopie ? Le caractère utopique auquel est associée l’autogestion ne dépasse-t-il pas la pratique autogestionnaire ? Les valeurs, les principes fondateurs et les objectifs du projet ne représentent- ils pas les principaux arguments utopistes, l’autogestion n’étant que le moyen de leur réalisation ? « Revisiter » l’autogestion, ne consiste donc pas seulement à « revisiter » la gestion, mais à interroger nos utopies fondatrices, exprimées dans des valeurs et des principes que nous revendiquons comme nôtres. Nous nous tromperions en refondant nos pratiques gestionnaires sans nous interroger sur nos valeurs et principes fondateurs, sur leur contenu et la manière dont nous les incarnons dans notre pratique sociale (tant médicale, psychologique, juridique que de travail social). Car c’est ce contenu qui est porteur de nos utopies. Modifier nos pratiques gestionnaires sans faire le lien avec nos pratiques sociales et leurs références fondatrices pourrait, de manière implicite et insidieuse, nous éloigner de nos valeurs et principes. .

Documents joints

  1. Poucet Thierry, « Les piliers ou la liberté à cache- cache », in La Revue Nouvelle, n°3, mars 1999.
  2. Poucet Thierry, Ibidem, p.35.
  3. R. Lorent, Union nationale des mutualités socialistes, cité par Poucet.
  4. Poucet Thierry, Ibidem, p. 36.
  5. Poucet Thierry, Ibidem, p.37.
  6. Poucet Thierry, Ibidem, p. 38.
  7. Cespedes Vincent, Contre Dico Philosophique, Editions Milan, 2006, p. 19.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 45 - juillet 2008

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