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L’information sur le médicament, un enjeu stratégique


Santé conjuguée n° 44 - avril 2008

Le champ de liberté des firmes se rétrécit : entre des investisseurs qui peuvent disparaître sur un coup de bourse, des scientifiques qui réévaluent de manière souvent critique l’apport des médicaments, et des autorités publiques qui tempèrent le marketing, la tentation est grande de chercher des alliés auprès des consommateurs eux-mêmes.

Pas d’actionnaire, pas de médicament !

L’industrie pharmaceutique représente un marché gigantesque. Rien que pour notre lopin de Belgique, l’INAMI a déboursé en 2007 plus de 2,3 milliards d’euros et les particuliers 561 millions. Ces chiffres représentent une hausse de 6 % par rapport à 2006. Pourtant le secteur s’estime en difficulté. Dans une interview accordée à la Libre Belgique ce 5 février 2008, Leo Neels, directeur général de Pharma.be (association générale de l’industrie du médicament) se demande comment garder la confiance des investisseurs. L’industrie se trouve à un tournant : alors que fusions et restructurations ont coûté des emplois, il est encore trop tôt pour que les nouvelles recherches, bien que prometteuses, compensent les pipe-lines classiques. « Assurer la recherche et le développement de nouveaux médicaments est un défi, alors que les dépenses du secteur augmentent et que les autorités qui autorisent leur mise sur le marché sont de plus en plus sévères. Entre 2000 et 2004, cinquante nouvelles unités étaient mises sur le marché par an. On n’était plus, entre 2004 et 2007, qu’à une moyenne de 28. (…) Ce qui m’effraie davantage, ce sont les retombées sur les investissements. La valeur des actions des firmes pharmaceutiques n’a plus évolué ces sept dernières années. Le nombre des fusions et acquisitions est un autre signe de la faible attractivité du secteur. Les grands investisseurs (qui sont la plupart du temps les fonds de pension) continueront-ils néanmoins à lui faire confiance ? On l’espère… ». Mais puisqu’on vous dit que c’est bon pour la santé ! Les sautes d’humeur de l’actionnariat ne sont pas la seule menace qui pèse sur le secteur. De plus en plus, le doute s’installe quant aux effets réels de certains traitements. Une information diffusée par le New York Times en février 2008 fait état des conclusions d’une étude sur 10.000 patients atteints de diabète de type 2 : le fait d’abaisser leur taux de sucre, ainsi que recommandé, pourrait de façon inattendue, augmenter leur risque de décès. Dans « An Untold story ? », article paru à la même époque dans le BMJ, Jeanne Lenzer and Shannon Brownlee relèvent l’incertitude pesant sur l’efficacité de certains médicaments de grande consommation, telles que les statines (médicaments abaissant le taux le cholestérol) et surtout les antidépresseurs dont une étude récente montre que seul un petit nombre de patients adultes semble en tirer bénéfice. Il faut se rappeler que 90 % des études sont financées par les firmes, et que les résultats leur appartiennent. La polémique tourne autour de l’accès aux données et surtout de toutes les données livrées par ces études, les firmes étant soupçonnées de dissimuler celles qui donnent une image négative du produit testé. Les moyens mis en oeuvre dans différents pays pour en obliger la publication intégrale n’atteignent pas leur but. On se rappellera que les « coxibs », médicaments anti-inflammatoires lancés il y a quelques années et dont l’argument de promotion reposait sur leur moindre toxicité par rapport aux anti-inflammatoires plus anciens, se sont révélés responsables de graves complications cardiaques pouvant entraîner le décès du patient. Les données concernant cette toxicité, intérêt commercial oblige, étaient connues mais avaient été « mal évaluées » (dissimulées ?). Le Vioxx®, premier produit de cette classe avait, sous couvert d’information, bénéficié d’une publicité importante auprès du grand public qui avait exercé une certaine pression sur les prestataires pour en obtenir la prescription. Vous reprendrez bien un petit pot-de-vin ? Autre épine dans la chaussure des firmes, la publicité qu’elles développent auprès des prescripteurs pour les médicaments bénéficiant d’un remboursement par la sécurité sociale est de plus en plus contrôlée. C’est un instrument majeur de leur stratégie de marché qui est ainsi mis à la question. A titre d’exemple, aux Etats- Unis, les firmes ont dépensé 15,7 milliards de dollars en 2000 uniquement pour la promotion des médicaments, dont 4,8 milliards pour les promotions « en tête à tête » avec les médecins (Fugh-Berman). Mais dans cet espace de totale liberté où s’ébattaient firmes et prescripteurs un hôte indélicat s’est invité : le législateur ! La loi du 16 décembre 2004, qui modifie la réglementation relative à la lutte contre les excès de la promotion de médicaments (loi du 25 mars 1964), stipule entre autre l’interdiction de promettre, d’offrir ou d’octroyer, directement ou indirectement, des primes, des avantages pécuniaires ou en nature aux grossistes, aux personnes habilitées à prescrire, à délivrer ou à administrer des médicaments ainsi qu’aux institutions (article 10§1). Cette interdiction ne s’applique pas aux avantages de valeur négligeable et qui ont trait à l’exercice de l’art médical, ainsi qu’à la prise en charge des frais de participation pour une manifestation scientifique, pourvu que celle-ci ait un caractère exclusivement scientifique, que l’hospitalité soit offerte exclusivement aux professionnels concernés et strictement limitée à l’objectif scientifique de la manifestation. Un visa doit être demandé auprès de Ministère avant la manifestation. Depuis 2007, ce visa est délivré par MDeon, plate-forme déontologique qui regroupe entre autres Société scientifique de médecine générale, Association belge des syndicats médicaux et Groupement des unions professionnelles belges de médecins… Des contrôles sont exercés par l’Agence fédérale des médicaments (AMPFS). D’autre part, toute personne en possession d’informations susceptibles de constituer des infractions aux dispositions de la loi du 16 décembre et accompagnées d’éléments matériels probants peut les communiquer au Point-contact, Agence fédérale des médicaments et des produits de santé, Département Bon usage du médicament (Place Victor Horta, 40 bte 40, 1060 Bruxelles). L’anonymat de la personne qui fournit les informations est préservé, sauf si elle autorise la divulgation de son identité. Il devient ainsi plus difficile de « convaincre » les médecins. Pour les firmes, le temps est venu de trouver de nouvelles cibles.

Patient chéris

Inquiète du crédit dont elle dispose auprès de ses investisseurs, attaquée sur l’efficacité de ses produits, contrôlée dans ses démarches publicitaires auprès des prescripteurs, l’industrie se tourne vers les patients et exerce depuis une dizaine d’années de fortes pressions au niveau européen et auprès des gouvernements nationaux pour faire autoriser ce qu’elle appelle pudiquement l’information des patients pour les médicaments bénéficiant d’un remboursement par la sécurité sociale. Information qui peut, selon les besoins, se transformer en programmes d’accompagnement ou en aide à l’observance. Jusqu’ici l’Europe a refusé, mais les lobbys « pro-firmes » sont extrêmement puissants. Dans l’attente d’un résultat plus favorable, les firmes sont réduites à contourner la loi d’interdiction de publicité, notamment à la télévision. Ainsi, un spot télévisuel impressionnant sur les méchants champignons qui s’attaquent aux ongles des pieds a réussi à faire monter significativement les ventes d’un antimycosique sans mentionner ni le nom du produit ni celui de la firme. Un récent éditorial de la revue Minerva (Laekman) révèle que chaque dollar dépensé en publicité télévisuelle rapporte 1,69 dollars. Kravitz et ses collaborateurs ont étudié l’influence que la publicité « information » adressée directement au public (Direct to Consumer Advertising ou DTCA) peut avoir sur les prescriptions d’antidépresseurs et concluent à une importance manifeste de la demande du patient sur la prescription du médecin traitant. A la suite de cette étude, Hollon montre que le fait de demander une molécule précise conduit à une surprescription. Il affirme que la DTCA, sous couvert d’améliorer le partage de la décision avec un patient censé être mieux informé, lui livre en fait un matériel pseudo-éducatif (information partielle, négligeant les effets indésirables et présentant le produit comme un apport thérapeutique indispensable) et diminue la liberté choix du patient comme du médecin. Créant un besoin ou de faux espoirs, les firmes atteignent le talon d’Achille de la prescription : un médecin désirant prescrire de manière efficiente se trouve face à un patient avec des attentes illusoires. En France, le Collectif Europe et médicament regrette le peu de cas fait des conclusions de l’étude menée par l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur les programmes dits d’« aide à l’observance » ou « d’accompagnement des patients ». Ces conclusions sont claires : les motivations commerciales des firmes sont trop évidentes pour que leur soit laissée la latitude d’approcher les patients, sous prétexte « d’aide à l’observance » ; l’interdiction de tout contact direct et indirect des firmes avec les patients doit être fermement maintenue ; la France devrait défendre cette interdiction en Europe ; les programmes d’aide à l’observance des firmes devraient être interdits, y compris ceux qui existent actuellement. Ces programmes, formes déguisées de publicité directe auprès du public pour des médicaments de prescription, sont avant tout guidés par des considérations économiques. Ils concernent très souvent des médicaments à balance bénéfices- risques défavorable, ou insuffisamment évalués, ou pour lesquels il existe de meilleures options. Le Collectif Europe et médicament s’alarme d’une déclaration de Mme Bachelot devant les députés le 5 février dernier, selon laquelle « la mise en place de tels programmes à destination des patients et financés par l’industrie pharmaceutique pourrait permettre d’assurer une meilleure prise en charge » des patients. Le médicament est et demeure une arme majeure contre la souffrance et la maladie. Le nier serait tomber dans l’obscurantisme. Mais son succès est la cause de l’abus qui en est fait. La recherche et la production sont aux mains de firmes qui sont elles-mêmes liées une obligation de croissance et de résultats économiques. Entre les puissances économiques d’un côté et le citoyen de l’autre, seul l’Etat peut interposer une régulation. Dans le climat néolibéral dominant, il aura fort à faire pour y arriver. . Sources Fugh-Berman Adriane, Sharam Ahari, “How Drug Reps Make Friends and Influence Doctors”, PLoS Medicine avril 2007, volume, Issue 4. Jeanne Lenzer and Shannon Brownlee, “An Untold story ?”, BMJ 2008 ; 336 ; 532-534. Laekeman G., « Editorial : Publicité et consommation de médicaments : le lien est étroit », Minerva 2004 ; 3(10) :155-6. Kravitz R, Epstein M, Feldman M et al., “Influence of patients’ requests for Direct-to-Consumer Advertised Antidepressants”, JAMA 2005 ; 293(16) : 1995-2002. Hollon M. “Direct-to-Consumer Advertising”, JAMA 2005 ; 293(16) : 2030-3.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

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