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La diversité des modèles : une richesse en soi


Santé conjuguée n° 63 - janvier 2013

Christian Legrève revient sur l’enquête du groupe de travail de gestion menée en 2009-2010. Il relit quelques unes de ses conclusions, en regard avec la notion de capital. Pour lui, c’est la diversité des modèles d’autogestion dans les maisons médicales qui est un capital en soi. Dans la confrontation des savoirs.

Mon métier serait-il de parler de choses que je ne connais pas ? En apparence seulement. C’est plutôt d’organiser la discussion avec d’autres au sujet de choses qui nous concernent tou-te-s, qui déterminent nos conditions d’existence, mais dont la connaissance nous dépasse, dont notre connaissance est avant tout issue de l’expérience que nous en avons. Pour moi, le capital d’une institution, c’est sa richesse de base, de départ. Celle qui lui permet de produire ce qu’elle a à produire. Le trésor qu’on ne peut pas appauvrir sans hypothéquer le projet, sans mettre en danger l’existence même de l’institution. Ce trésor qu’on doit protéger et entretenir. Qu’on peut développer, mais sans jamais perdre de vue qu’il n’a de sens qu’au regard du projet, de l’objectif. Je fais cette mise au point parce que c’est de ce point de vue que je compte aborder les questions liées au capital de l’entreprise, à partir d’un travail réalisé en 2009-2010 : l’enquête du groupe de travail de gestion.

Une problématique récurrente

Le service d’aide au développement et à la gestion de la Fédération des maisons médicales est régulièrement saisi de la question de l’organisation par les équipes émergentes et en mutation. En octobre 2008 a eu lieu une première rencontre où avaient été invités les conseils d’administration, les personnes déléguées à la gestion journalière, les gestionnaires. Un volet d’action défini lors de cette rencontre concernait la place de la gestion dans tous ses aspects au sein de nos équipes autogérées : administration, dynamique d’équipe, finances, personnel, financement, projets, pilotage, coordination des soins… Un groupe de travail gestion a été mis en place pour soutenir les choix des équipes dans l’organisation de leur gestion, en meilleure adéquation avec leurs valeurs. Une première démarche à mener était une analyse de ce qui existe. D’où la mise en oeuvre d’une enquête par questionnaire auprès de l’ensemble des maisons médicales. Au-delà des résultats issus de l’ensemble des questionnaires qui nous ont été retournés, nous avons aussi convoqué des ressources extérieures, afin d’élargir notre regard. De la délégation à la collégialité : une diversité de pratiques Les résultats de cette enquête appartiennent avant tout à chacune des équipes qui y ont participé. Mais que dit la longue démarche que nous avons suivie ? Et surtout, comment la question du capital, tel que je l’ai défini, a-t-elle résonné dans cette démarche ? À partir de critères issus de l’observation de la pratique d’organisation1, nous avons abouti à la mise en évidence de quatre groupes dans les maisons médicales participantes : • Celles où l’attention portée à la gestion est importante, dont l’organisation est marquée par une forte délégation, à une ou un groupe de personnes spécialisée(s) dans cette fonction. Dans certaines équipes de ce groupe, ce ne sont toutefois pas tous les aspects de la gestion qui sont pris en compte[Nous avions défini très largement le champ : gestion administrative, financière, institutionnelle, gestion du personnel, de l’équipe, des buts de l’association, des projets, des secteurs professionnels, coordination des soins.]]. • Celles dont la gestion ne semble pas ou peu structurée, intégrée, proactive. On a émis l’hypothèse que leur organisation est centrée sur les soins de santé. • Celles dont l’organisation de la gestion est marquée par la collégialité comme valeur reconnue et comme moyen prioritaire. Certaines de ces équipes rencontrent majoritairement les critères « structuré » et « intégré », d’autres un peu moins. • Un petit groupe de 4 équipes, enfin, qui ne correspondent à aucun des autres modèles, et qui présentent un nombre limité de caractéristiques communes. Nous avons fait l’hypothèse qu’il y avait une grande autonomie des membres de l’équipe, mais il est difficile d’inférer un modèle. La méthode L’idée d’une enquête sous forme de questionnaire est très vite apparue. Ce travail, nous avons voulu le réaliser avec les maisons médicales elles-mêmes. Le groupe a confié à une équipe de la Fédération2 le soin d’élaborer le questionnaire, d’analyser les réponses et d’animer la synthèse. Les questionnaires de départ ont été validés par les participants. Deux rencontres ont eu lieu, en mars et avril 2009. L’idée était que les personnes ayant participé à la validation aillent ensuite elles-mêmes interroger leur équipe. 31 équipes ont participé à au moins une des 2 rencontres. 24 autres ont marqué leur intérêt pour le processus, ce qui fait 55 questionnaires envoyés. 33 équipes nous ont retourné le tout. Nous avons pu en traiter 31. Dès le début de la démarche, il était prévu de faire appel à l’expertise extérieure pour enrichir le regard des équipes sur leurs choix. Après l’auto-analyse de l’existant, nous avons donc convoqué des ressources pour cette expertise. Notre demande était une intervention ponctuelle lors d’une rencontre avec le groupe, et d’autres personnes des maisons médicales et de la Fédération, pour apporter un regard sur le résultat et sur la démarche d’observation, afin de soutenir un élargissement du point de vue et une synthèse par palier. Le groupe a reçu Armand Spineux3, Sybille Mertens4 et Marc Impe5. D’un bout à l’autre de notre démarche, c’est la diversité des points de vue qui serait le premier capital. Et l’institution aurait à valoriser au mieux cette richesse en organisant la rencontre de ces points de vue. L’organisation la meilleure serait alors celle qui prend en compte tous ceux qui enrichissent le projet et donne à chacun la meilleure place. C’est dire que le capital appartient à tout le monde, et que le pouvoir doit se partager dans et autour de l’équipe. Dans cette vision, il importe de mettre en place des processus de délibération collective. Une partie des équipes observées, que l’analyse conduit à rassembler dans un des modèles d’organisation, semble d’ailleurs donner la priorité à la collégialité tant comme valeur reconnue que comme moyen prioritaire d’action. L’indépendance, une autre forme de richesse Lors de son intervention, Sybille Mertens a proposé une analyse de ce type d’organisation en termes de coûts / bénéfices, en attirant notamment l’attention sur les coûts / bénéfices différés ou cachés, par exemple en termes de légitimité interne et externe6. La lourdeur d’une organisation est un élément complexe, à observer dans toutes ses dimensions, et dans une perspective dynamique, dans la durée. Comment telle décision, prise de telle manière par telle instance est-celle reçue, comprise, reconnue, mise en oeuvre ? Comment, dans le long terme, le processus de décision qui a été adopté sert-il le projet ? Parmi les apports d’Armand Spineux, j’ai envie de souligner celui d’un modèle d’analyse mis au point par le cabinet Mc Kinsey. Le modèle des 7S met en évidence la diversité des leviers qui déterminent l’efficacité d’une organisation et l’interdépendance qui existe entre eux (voir figure 1). Figure 1 : modèle des 7 S Source : Thomas – Peter and Philips – Structure is not organization – McKinsey Quartely – Eté 80 Enfin, la démarche du groupe de gestion en elle-même met en évidence, selon moi, un autre aspect important du capital des maisons médicales : leur indépendance. Bien comprise, protégée du corporatisme, de l’arrogance et du conflit d’intérêt, cette indépendance pousse à construire des ponts entre les savoirs expérientiels des travailleurs et les savoirs théoriques qui se produisent autour de nous. Pour que cette indépendance soit pleinement profitable, il faut donc qu’elle ne se confonde pas avec le repli sur soi.

Documents joints

  1. Structurée, conforme à la légalité, mono ou pluridisciplinaire, spécialisée, confiée aux médecins, intégrée, collégiale, démocratique, proactive, transparente.
  2. Florence Paligot, Yves Gosselain et moi-même.
  3. Professeur en gestion des ressources humaines à l’école de management de l’université catholique de Louvain.
  4. Economiste, directrice du centre d’économie sociale de l’université de Liège.
  5. Consultant et formateur en organisation, directeur du STICS, un organisme de formation, de supervision et d’accompagnement de projets.
  6. On retrouvera cette analyse dans La gestion des entreprises sociales, sous la direction de Mertens S., éditions EDIPRO, Liège, 2010.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 63 - janvier 2013

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