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Le féminisme pour quoi faire ?


Santé conjuguée n° 42 - octobre 2007

Les questions qui étaient celles des féministes des années septante, même si elles se sont transformées, n’ont pas perdu de leur pertinence malgré des acquis évidents. Les débats récents et les décisions prises sur la parité, le port du foulard, le statut des prostituées… mettent en jeu diverses conceptions de la différence des sexes et de leur devenir. Le féminisme pose, en effet, une question politique fondamentale : quel monde commun voulons-nous ?

« Nous ne sommes plus comme nos ainées des combattantes ; en gros nous avons gagné la partie ». Ce n’est pas une jeune femme des années 2000 qui écrit ces mots, mais Simone de Beauvoir, en 1946 – alors même qu’elle consacre pourtant quatre-cents pages à analyser toutes les formes de discrimination dont est l’objet ce qu’elle nomme significativement « le deuxième sexe ». On comprend ainsi qu’à chaque époque des femmes – quelque peu privilégiées il est vrai – se comparant à leurs ainées, estiment que, à quelques détails près, l’égalité des sexes est réalisée, et en viennent à se demander : mais aujourd’hui « le féminisme, pour quoi faire ? ». Cette question était aussi celle des femmes de la génération précédente, si bien qu’elle fit en 1973 – il y a plus de trente ans – la couverture du premier numéro des Cahiers du Grif. À cette époque aussi, qui parait pourtant rétrospectivement « obscurantiste » à nos jeunes contemporaines « libérées » – de nombreuses femmes ne voyaient pas ce que visaient ces protestations, en quoi consistaient ces discriminations annoncées, et s’affirmaient satisfaites de leur sort. Des slogans comme « mon corps est à moi », « le privé est politique », « à travail égal salaire égal », provoquaient même – les deux premiers surtout – quelque surprise, et ont commencé par choquer la plupart de celles qui devaient par la suite en être parfois les plus convaincues. Les femmes n’étaient-elles pas en effet égales aux hommes depuis que le droit de vote leur avait été « accordé » après la guerre et que le « suffrage universel », dont l’universalité n’avait longtemps concerné que les seuls hommes sans qu’on s’en étonne, les incluait désormais ? L’arbre cachait la forêt à la plupart. Les partis voués au destin historique de l’humanité considéraient quant à eux comme superflues, voire concurrentes, ces révolutionnaires d’un nouveau genre. Selon Marx, l’abolition des classes entrainerait automatiquement l’abolition des sexes. Et pour ceux qui pensaient sub specieaeternitatis Dieu avait décrété la vocation des femmes au silence pour l’éternité. On peut penser que les résistances persistantes et parfois violentes opposées à l’émergence du féminisme tenaient surtout à sa redéfinition du champ politique, dans son extension au privé. Si les conflits sociaux et économiques avaient depuis longtemps été authentifiés sinon résolus, la sphère privée semblait relever de la seule initiative individuelle – qu’il s’agit de l’amour, de la sexualité, du mariage, de la génération que la loi semblait venir seulement ratifier. La protestation féministe introduisait ainsi dans le « conte » – des mille et une nuits – le « règlement de comptes », en mettant en lumière une structure de domination qui traversait et transgressait la frontière du privé et du public. Opération périlleuse en effet, car elle ne ménageait pas d’espace de repli pour le « repos du guerrier » ou de la guerrière, l’obligeant à le redessiner « sur le tas » en nouveaux termes. Il n’est pas surprenant que la première cristallisation de la réflexion et des revendications se soit portée sur le droit des femmes à la libre maternité, par le recours à la contraception et la dépénalisation de l’avortement. En effet, c’est dans le phénomène de la génération que s’inscrivait de la manière la plus contraignante la dissymétrie des positions sexuées. Ces mesures permettaient d’en amender les effets négatifs, sans en effacer la réalité. « Un enfant si je veux, quand je veux » ou « mon corps est à moi », proclamaient les banderoles brandies en commun dans les rues lors des manifestations. On peut s’interroger aujourd’hui sur le fait de savoir si les « nouvelles techniques de procréation médicalement assistées » et leur volet eugénique viennent étayer cette maitrise, ou, au contraire, remettre les femmes entre les mains du pouvoir scientifique. On soulignera en tout cas que dès les années septante, alors que les autorités spirituelles ou même laïques condamnaient l’avortement et proclamaient la sacralité des embryons, elles laissaient manipuler ceux-ci en toute impunité par les scientifiques à l’abri de leurs laboratoires. Ainsi en 1976, le professeur Férin de l’université catholique de Louvain, dans un entretien avec Brigitte Gallez publié dans le numéro 3 des Cahiers du Grif, et intitulé « La fécondité dans l’avenir », évoquait-il toutes les manipulations génétiques présentes et à venir, en ajoutant : « On peut conclure avec sureté que l’oeuf humain est un potentiel humain mais ne représente pas un individu à venir[Les Cahiers du Grif n° 3 « Ceci n’est pas mon corps », p. 66-67 ; et, plus proches de nous, Maternité, affaire privée, affaire publique, sous la dir. d’Yvonne Knibielher, éd. Bayard, 2001 ; Genre et bioéthique, dir. M.G. Pinsart, éd. Vrin, 2003.] ».

Quelques points d’histoire

En Belgique, la vitalité de la revendication des femmes, au sein même des organisations syndicales supposées les représenter, s’était manifestée de manière en quelque sorte prémonitoire en 1966, à travers les grèves obstinées des ouvrières de l’industrie métallurgique de Herstal, réclamant l’application de l’article 119 du traité de Rome par lequel les Communautés européennes garantissaient désormais l’égalité de salaire pour les hommes et les femmes aux mêmes postes de travail[On peut lire, entre autres, à ce sujet Agnès Hubert, L’Europe et les femmes, éd. Apogée, coll. Politique européenne, 1998.]. Les ouvrières durent batailler ferme, non seulement contre leur employeur mais aussi contre les résistances d’une partie de leurs camarades masculins et des syndicats qu’ils contrôlaient. Ces luttes devaient donner naissance au groupe « Travail égal, salaire égal^[Animé par Marthe van de Meulebroeke, Marijke van Hemeldonck, et Marie-Thérèse Cuvelliez.] ». Comme son nom l’indique, cette articulation de la lutte des femmes restait encore confinée dans le registre des rapports de production, qui allait bientôt s’étendre aux rapports dits de « reproduction » ou de génération et à la structure tout entière des rapports entre les sexes. En 1971 des femmes issues de la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT) fondaient le premier journal féministe belge Et ta soeur ? tandis que le Groupe d’action pour la libération des femmes (GALF) était créé à Louvain. En Flandre se formaient les groupes des Dolle Mina. Le petit livre rouge des femmes, publié en 1972 à l’initiative de Marie Denis, rassemble les apports des deux communautés nationales de même que la première « journée des femmes » organisée en 1973 qui attira plus de dix-mille personnes. Le féminisme comme réflexion et action concernant la structure entière des rapports entre hommes et femmes était né. Les féministes de l’époque eurent pourtant toutes les peines du monde à convaincre du bien-fondé de leur cause. L’opposition consistait souvent à caricaturer leur initiative plutôt qu’à répondre à leurs arguments. Leur travail consista précisément à identifier, à analyser et à énoncer les points nodaux de la discrimination sexuée, et à s’obstiner dans cette voie. Or à chaque étape de ce travail d’identification et d’analyse, dans le miroir qui leur était tendu, des femmes de plus en plus nombreuses se reconnaissaient, ayant jusque-là considéré comme évidentes – « naturelles » en quelque sorte – des situations dont elles se formulaient alors explicitement le caractère problématique. C’est ainsi que l’insensé se révéla chargé d’un sens, de plus en plus partagé, et que furent identifiées les discriminations touchant à la libre disposition du corps et de la sexualité [« Ceci (n’)est (pas) mon corps] », celles de l’accès aux professions, et de leurs rémunérations comparatives, la surcharge que le travail ménager et l’éducation des enfants imposaient unilatéralement aux mères (« Faire le ménage, c’est travailler »), mais aussi l’accès à la parole publique, qu’elle soit politique, médiatique ou artistique (« Parlez-vous française ? », « Créer[Titres de différents numéros des Cahiers du Grif.] »). Chaque fois qu’un point litigieux était ainsi nommé et analysé, il ralliait largement l’assentiment, chacune s’y reconnaissant comme en un miroir. Cette obstination de la minorité, mais une minorité de plus en plus large, dans une pensée et une action pour le moins intempestives, était soutenue par l’assurance d’avancer vers une plus grande vérité. Elle ne s’appuyait pas sur le ressentiment, mais sur la joyeuse affirmation d’un échange collectif croissant chaque jour, à travers des « groupes de prise de conscience » où chacune s’affermissait dans le dialogue. La lutte politique authentifiait dans son mouvement la parole des femmes, délivrée du contrôle contraignant du discours dominant. Elle créait une nouvelle socialité des femmes s’assurant mutuellement de leur vérité et de leur force. Et ce n’est pas un des moindres apports du féminisme que d’avoir constitué ainsi un espace d’énonciation libéré du contrôle patriarcal. La parole a commencé alors à s’échanger dans sa fécondité propre, indifférente à la stigmatisation qui l’avait jusque-là étouffée ou minorisée. C’est ainsi que s’est ouvert un nouvel espace théorique et pratique qui, fortifié au cours des années, fait aujourd’hui partie du bien commun, ayant conquis sa légitimité dans le discours tant scientifique que politique et social. La sécession initiale s’est révélée être la condition d’une nouvelle communauté. Cette « révolution » comporte une difficulté paradoxale : c’est qu’elle ne peut isoler dans un camp l’adversaire puisqu’il est aussi le plus souvent le partenaire, le compagnon, l’ami, le collègue, voire l’allié dans d’autres luttes. L’adversaire ici n’est pas l’ennemi. À la différence des autres luttes politiques, c’est jusque dans le privé que doivent se jouer des stratégies qui, à travers le partage même, nécessitent une certaine vigilance. L’éthique est dans ce domaine un élément constitutif du politique.

Le féminisme et la « révolution » de mai 68 : le rapport à la loi

Le climat général de l’époque a favorisé la radicalité de ce mouvement, le renversement qu’il provoquait dans les usages et les représentations, et la posture franchement contestataire qu’il adoptait, en marge des conflits sociaux authentifiés comme tels. Son ambition s’appuyait à une position « révolutionnaire » d’un nouveau genre : il s’inscrivait, en effet, dans la rupture opérée pour toute une génération par ce qu’on a désigné sous le terme de « Mai 68 ». Un certain nombre de femmes qui s’y étaient initialement impliquées firent sécession en constatant que la « libre parole » y restait appropriée par les hommes. La révolution de Mai 68, même si elle fut de courte durée et si certains ont tenté d’en minimiser la portée[Luc Ferry, Alain Renaut, 6886, Itinéraires de l’individu, éd. Gallimard, 1986.], devait produire un véritable ébranlement des mentalités par le réveil de la capacité d’initiative contestataire des individus, irréductible aux formes institutionnelles censées les représenter. Il ne s’agissait pas tant de recourir à la loi ou de revendiquer de nouvelles lois, que de contourner les lois dans une pratique qu’on peut qualifier d’anarchisante. Il s’agissait de « changer la vie » sans attendre le changement improbable des institutions ou pour le contraindre. Cette position politique était perceptible dans les premiers temps du féminisme, quand, par exemple, fut débattue la question de savoir s’il fallait recourir à la justice – comme justice dominante – pour faire condamner des violeurs, entre autres lors du procès d’Aix-en-Provence concernant deux jeunes Belges défendues par Gisèle Halimi. De même, la création marginale de revues, de groupes de travail théoriques, n’ambitionnait pas initialement sa reconnaissance par l’institution, politique ou universitaire, mais prétendait au contraire la courtcircuiter. C’est dans un deuxième temps seulement – qu’on peut situer pour la France en 1981, lors de l’arrivée des socialistes au pouvoir – que se sont noués des échanges toujours fragiles entre la marge et l’institution. Cette « réconciliation » a-t-elle été un marché de dupes ? Elle peut être interprétée comme la reconnaissance progressive de la validité du mouvement des femmes et/ou comme sa récupération et son contrôle. On ne peut échapper à ce dilemme : l’institutionnalisation est à la fois l’assomption du projet subversif et sa mise au pas, ainsi qu’en atteste, par exemple, la traduction progressive de la dénomination « études féministes » en « études de genre », dénomination neutralisée plus compatible avec la scientificité supposée de la recherche. De même, la généralisation des thématiques féministes dans le discours politique et médiatique est à la fois leur reconnaissance et leur contrôle, voire leur détournement. Leur réalité semble en tout cas aujourd’hui évidente même si elles ne sont pas aussi traduites dans l’organisation sociale qu’il n’y parait. Des formulations qui semblaient scandaleuses et marginalisaient, ou même ostracisaient, celles qui les énonçaient (ainsi par exemple « les violences conjugales » ou « le harcèlement sexuel dans le travail ») sont devenues familières, alimentant le discours politique et les médias. Le principe de l’égalité entre les sexes n’est plus contesté en tant que tel, même quand il n’est pas traduit dans la pratique.

Séparatisme et monde commun

Le séparatisme du mouvement féministe, regroupant de fait les femmes, bien qu’aucune exclusion de principe n’ait été formulée, était nécessaire à l’identification d’un problème séculairement enfoui et recouvert dans les luttes sociales et politiques. L’accès des femmes au monde commun passait par la visualisation préalable du dualisme séculaire de fait qui avait affecté celui-ci sans être reconnu et qui se résume sous le terme de patriarcat. Le mouvement féministe pouvait ainsi sembler porter atteinte à la mixité apparente de la vie sociale. Il en faisait plutôt apparaitre le leurre et était la condition de sa transformation. En effet, même dans la société moderne à prétention démocratique, la société faite d’hommes et de femmes a toujours été commandée par les impératifs masculins, et les places des uns et des autres assignées implicitement ou explicitement par ces derniers. Le patriarcat ne signifie pas l’éviction des femmes, ni même seulement l’esclavage ou la domestication de celles-ci, mais le fait que les objectifs communs et les places qu’occupent les uns et les autres sont commandés par l’intérêt des uns, déterminant les autres. Comme l’ont formulé les ethnologues, et nommément Levi-Strauss[Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris P.U.F., I949. On trouve la discussion de ces thèses dans Françoise Héritier, Masculin/ féminin, éd. Odile Jacob, 1996.], analysant le fonctionnement des sociétés, il s’agit là d’un invariant propre à toutes les cultures. Partout et toujours en effet ce sont les hommes qui « échangent les femmes » les biens et les mots, et commandent les lignées. Toutes les sociétés ont été jusqu’à ce jour patriarcales en ce sens, même si ce patriarcat connait des variantes. Renverser un système social et symbolique si profondément ancré dans les usages de toutes les sociétés depuis l’origine des temps est une gageure. Et les progrès conjoncturels accomplis ne le garantissent toujours pas. On ne retourne pas l’histoire si facilement. Si les femmes ont acquis depuis trente ans des libertés et des droits autrefois impensables, elles les ont acquis dans une société qui reste structurellement masculine, tant au niveau national qu’international ou mondial. L’évolution n’est pas la révolution et celle-ci ne se condense pas en un seul geste, qu’on pourrait dater, mais elle se gagne pas à pas. C’est que le féminisme ne revendique pas ou pas seulement l’accès des femmes aux avantages sociaux jusqu’ici réservés aux hommes, mais une restructuration fondamentale des rapports entre les sexes qui engage les uns et les autres, c’est-à-dire une redéfinition du monde commun. L’affirmation aujourd’hui banalisée selon laquelle la dualité sexuée est une « construction sociale » ne suppose pas qu’il y ait un état des sexes qui ne serait pas une « construction sociale » et qui exprimerait la vérité ou la nature des sexes. Quelle que soit la situation vers laquelle nous nous portons, elle ne peut être qu’une autre « construction sociale », une autre manière de formaliser socialement et symboliquement le fait de la sexuation en le remarquant ou en l’effaçant. Il s’agit, démarche éminemment politique, de substituer une « construction » égalitaire à une « construction » inégalitaire. La question essentiellement politique est donc celle-ci : quel monde commun voulons-nous ? Car rien dans la « nature » n’impose le montage socioculturel qui a hiérarchisé les sexes. Mais le politique n’est pas une opération spéculative décrétant le vrai dans le ciel des idées pour que s’en effectue ipso facto l’application. C’est un affrontement qui se rejoue dans chaque conjoncture, imposant la réflexion et la décision. Chaque moment engage. Même si l’action politique est toujours animée par une certaine représentation au moins provisoire de ce qui est visé, elle n’obéit pas à un programme idéologique qu’il suffirait d’appliquer mais s’invente au pas à pas : elle prend des risques. La révolution féministe n’est pas l’éradication du monde donné auquel pourrait être substitué dans un brusque renversement un autre monde. Il ne lui suffit pas de couper une tête, car l’hydre a mille têtes. Si révolution il y a, c’est une révolution permanente. On comprend donc que, dans chaque conjoncture, les opinions puissent se confronter, voire s’affronter car l’action est toujours sans garantie, et comporte des effets pervers. Le dialogue comme confrontation des opinions peut aller jusqu’à l’opposition parmi celles-là mêmes, et désormais aussi ceux, qui poursuivent le même objectif structurel.

Théories de la différence des sexes et sexualités

Très tôt dans la réflexion en cours se sont dessinées différentes « philosophies » touchant à la définition de la différence des sexes, qui se sont complexifiées et enrichies au cours des années écoulées, à mesure que la question focalisait l’intérêt des scientifiques ou les penseurs. Ces philosophies peuvent paraitre oiseuses à celles qui sont engagées dans l’action concrète : elles en éclairent et en commandent cependant l’horizon et les stratégies. Mieux vaut savoir quelle « philosophie » – c’est-à-dire quelle conception de la différence des sexes on engage dans une décision plutôt que de l’engager sans le savoir[Sur ces notions, on consultera utilement le Dictionnaire critique du féminisme, éd. P.U.F., 2000. ]. La pensée politique moderne, distinguant le privé du public, a fait émerger la notion d’individu, et de citoyen comme individu, ou encore de sujet, indépendant en quelque sorte de ses qualifications dites privées, telles que la religion, la race, le sexe, la culture. Cette formulation se veut un ferment d’égalité. Et elle a pu fonctionner de cette manière sur bien des plans. Il se fait cependant que ce principe d’égalisation fonctionne de manière ambigüe : il est en même temps un principe de discrimination. « Tous les hommes sont égaux » a toujours été référé à un modèle implicite, et sous sa condition, la condition tacite d’être blanc, de parler la langue nationale, de pratiquer une religion reconnue, et de ne pas être femme. Les femmes ont toutes bonnes raisons de se défier de l’affirmation de « l’universel », car la démocratie a pu proclamer le suffrage universel alors qu’il excluait la moitié de la population. Comme elles ont toutes bonnes raisons de se défier aussi de l’affirmation d’une « différence » qui a si longtemps justifié leur assignation à certaines places et à certaines tâches. La première affirmation féministe, qui est décisive, a donc été que la définition des sexes et de leurs attributions au cours de l’histoire est une « construction sociale » et non un fait de nature, même si elle comporte une sorte de persistance à travers l’histoire et les cultures, si elle en constitue un « invariant ». Pour parler bref, les femmes ne sont pas naturellement douées pour les tâches domestiques et les services, les hommes pour la technique ou la philosophie. Leur dissymétrie n’est évidente que dans le processus de la génération qui a servi de base et de prétexte à cet échafaudage culturel, lequel ne consiste pas en une simple répartition des rôles, mais en une prise de pouvoir d’un sexe sur l’autre. Et c’est ce que Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir a au moins eu le mérite de faire apparaitre dans tous les domaines et à tous les niveaux de l’organisation des sociétés. Toutefois, ce constat reste, chez elle, curieusement dissymétrique. En effet, dans son analyse et sa dénonciation, elle en vient à considérer que si les femmes sont assignées à un destin particulier et limitatif, les hommes quant à eux assument la plénitude de l’humanité, incarnant ce qu’elle nomme la position de l’universel. De sorte que la libération des femmes qu’elle ambitionne serait leur « devenir homme » au double sens indument confondu de l’humain et du masculin, identifié au devenir sujet. Un important courant du féminisme, et surtout du féminisme français[Citons entre autres Christine Delphy, Nicole- Claude Mathieu, Colette Guillaumin, fondatrices de la revue Questions féministes, devenue ensuite Nouvelles questions féministes, aujourd’hui gérée par une équipe de l’Université de Genève. Auteures de divers ouvrages de sociologie et d’anthropologie.], la suivra dans ce sens, soulignant justement que cette « construction sociale » n’est pas un effet des hasards de la nature ou de l’histoire, mais le résultat d’un processus de domination d’un sexe sur l’autre, domination structurelle que ratifie et reconduit implicitement ou explicitement chaque individu dans ses conduites. Dans cette perspective d’effacement de la différence des sexes sous la catégorie de l’individu, la maternité reste cependant un phénomène embarrassant que Beauvoir traite d’ailleurs avec une particulière désinvolture. La notion de « genre » importée ultérieurement de la pensée américaine (gender) vient d’une certaine manière corriger cette analyse en laissant entendre que les sexes, leurs définitions et leurs répartitions sont tous deux, ainsi que leurs rapports, une construction culturelle. Mais cette formulation, pas plus que celle de « construction sociale », ne suffit à identifier le problème, car il laisse dans l’ombre le fait que cette construction s’opère sous la forme d’une « domination » séculaire de l’un par rapport à l’autre. Or ce qui sous-tend d’abord la protestation des femmes dans le féminisme, ce n’est pas tant que les sexes soient une « construction sociale » – toute culture est une construction -, mais que cette construction sociale ait forme hiérarchique. C’est le pouvoir pris par l’un sur l’autre qui suscite la réflexion et la contestation. Un autre courant féministe, né dans les années septante, affirme à l’inverse qu’« il y a deux sexes » (Antoinette Fouque) : Luce Irigaray[Luce Irigaray (dont on peut signaler ici l’origine belge) élabore le meilleur de sa doctrine dans ses premiers ouvrages tels que Speculum, de l’autre femme, éd. de Minuit, 1974 et Ce sexe qui n’en est pas un, éd. de Minuit, 1978.] en a été la première théoricienne majeure, en débat avec la psychanalyse plutôt qu’avec le beauvoirisme, contestant la centralité du Phallus pour les deux sexes que soutient le savoir de l’inconscient. Cette position, qui a exercé une influence importante en Italie à travers l’« école de la différence », ou sous d’autres formes aux États-Unis, présente l’avantage de ne pas considérer le masculin comme l’incarnation de l’humain que les femmes en se libérant devraient rejoindre comme si le « devenir homme » était leur destin. Les femmes sont sans doute privées de pouvoir, mais elles ne sont pas exemptes de valeurs. Bien au contraire, elles sont porteuses de formes d’humanité dont les hommes, ne serait-ce que par leur histoire, sont dépourvus : leur « en moins » de pouvoir comporte un « en plus » d’humanité. Le féminisme, ou plus exactement le mouvement de libération des femmes, consiste alors à inscrire dans le monde commun cet autre registre de valeurs plutôt qu’à y renoncer au profit du modèle masculin. Le risque inhérent à ce courant est de basculer vers une idéalisation du féminin et des femmes ainsi que de leurs relations. Mais paradoxalement, on pourrait le lire à l’aide d’éléments proches de ceux que Marx, à la suite de Hegel, identifie dans la problématique des classes, à savoir que c’est l’opprimé qui est porteur des chances du nouveau dans la mesure où il n’est pas attaché aux valeurs dominantes. Pour nos théoriciennes cependant, les valeurs des dominées, en l’occurrence des femmes, leur restent propres, imposant leur reconnaissance dans un monde commun marqué par la dualité des sexes : il y a une spécificité des femmes qu’il s’agit de faire émerger et de soutenir, non d’universaliser. C’est de la philosophie que viendra une troisième conception des rapports de sexes, philosophie qui rompt avec l’illusion du sujet-maitre, maitre de soi comme de l’univers qu’avait promu la pensée moderne des Lumières, et dont Marx est un héritier quand il prétend déterminer le modèle de la société idéale et les moyens de la réaliser. Tramé de manières différentes dans les oeuvres de Foucault, ou de Deleuze, il fera lien avec le mouvement féministe américain à travers celle de Derrida[Sur le débat de Derrida avec les féministes américaines, voir Points de suspension, éd. Galilée, 1992.]. Dans cette perspective, il n’y a pas un sexe, mais il n’y en a pas non plus deux : il y a des positions sexuées instables, en mouvement, la différence étant un différer, ce que Derrida nomme une « différance » (avec un a) et qu’il qualifie de « féminin », mais un féminin qui peut être assumé par les deux sexes, quand ils échappent à la rigidité unaire de la référence phallique. Il s’agit d’échapper à la logique des identités supportée par ce qu’il nomme le phallocentrisme ou le « phallogocentrisme » séculaire de la société comme de la pensée. La différence des sexes est donc un perpétuel différer. L’avancée tient dans les déplacements et les contournements plutôt que dans les affrontements qui confortent ce qu’ils prétendent combattre. Parler, agir, fait bouger, déjoue, la fixité des oppositions, mettant en jeu l’indécidabilité fondamentale des positions sexuées, voire sexuelles. C’est aussi, d’une certaine manière, ce que Deleuze désignait comme politique du devenir minoritaire. Cette pensée a produit des effets non seulement sur la pensée féministe mais aussi sur la pensée des (homo)sexualités. Sexes et sexualités sont constitutivement indécidables et se redécident dans chaque parole et dans chaque acte. La théorie du performatif[Développée entre autres par Judith Butler dont plusieurs ouvrages sont désormais disponibles en français dont Le pouvoir des mots, politique du performatif, éd. Amsterdam, 2004.] relaie et déplace ainsi la pensée de l’agir politique oppositionnel, liée à la dualité frontale. C’est même l’inscription originelle du nouveau- né humain dans une catégorie sexuée qui est alors interrogée, entrainant aujourd’hui l’hypothèse selon laquelle la déclaration de son sexe à l’état civil est déjà un acte d’identification contestable, qui contraint sa libre autodétermination, l’obligeant prématurément à s’inscrire dans l’un ou l’autre registre. De ce point de vue, la contrainte sociale donne à une différence purement physiologique une importance démesurée. La dénonciation de la « contrainte à l’hétérosexualité », se double ainsi d’une dénonciation de la contrainte à un sexe déterminé que toute l’éducation conforte. Telle est l’essence de la « queer theory » qui conduit aujourd’hui à l’affirmation non seulement de la « différance » mais de « l’indifférence » des sexes[Sabine Prokhoris, Le sexe prescrit, la différence sexuelle en question, éd. Aubier, Alto, 2000.]. Aux confins d’une pensée de la « différance » des sexes et du performatif, j’ai développé pour ma part une pensée de la praxis des sexes, le terme de praxis étant pris ici non dans son sens marxien mais dans son sens aristotélicien, tel qu’il est réinterprété par Arendt : un agir visant la transformation du donné, sans représentation de sa fin, transformation de la forme qui ne préjuge pas d’une quelconque Idée de la bonne forme. Le dépassement de la dualité des sexes et de leur hiérarchie ne peut en effet se suffire d’une théorie du « nomadisme » ou de la « différance » qui risque d’être purement spéculative, voire décorative, et rester au crédit des dominants (seul le dominant peut être ludique), si elle ne s’accompagne pas d’une transformation effective des places prescrites. Ces débats, qui peuvent paraitre spéculatifs à celles et ceux qui sont engagés dans l’action, sont cependant constamment mis en jeu dans les décisions prises sur le terrain. Ils sont, par exemple, impliqués dans les revendications concernant la réorganisation et la place du travail dans l’ensemble des activités humaines, ou dans le développement des pratiques sexuelles – y compris de la prostitution. Dans le processus engagé de transformation des sexes, en effet, que voulons-nous ? L’assimilation des femmes aux droits acquis par les hommes et à leurs valeurs ? Le développement de valeurs alternatives ? Ou la mise en question de tout modèle ? Une autre redéfinition de la place des sexes ou l’effacement progressif de l’importance du marquage sexué ? Ces questions sont aujourd’hui croisées avec les questions touchant à la reconnaissance des sexualités. La libération des femmes et la libération des sexualités ne relèvent cependant pas des mêmes paramètres et ne peuvent être politiquement hiérarchisées : l’un ne se soumet pas à l’autre. Ainsi les lesbiennes se sont-elles tantôt inscrites dans le combat général des femmes, où la reconnaissance de leur spécificité a été cependant faible et tardive, tantôt dans le combat des homosexualités, qui est dominé de fait par les gays. Elles ont à penser et à lutter à la fois « en tant que femmes » (même si Monique Wittig déclarait qu’« une lesbienne n’est pas une femme ») et « en tant qu’homosexuelles », ou plus exactement les deux à la fois. Leur position est incontestablement originale à la croisée de ces deux dispositifs théoriques et politiques. On constatera au moins que la vie lesbienne a été féconde sur le plan de la création et de la culture[Marie-Jo Bonnet, Les relations amoureuses entre femmes, éd. Odile Jacob, 1995.], sans doute en raison de l’appui qu’une femme donne à une femme dans son autoconstitution, comme elle le donne à un homme dans la conjoncture hétérosexuelle.

Études féministes et études de genre

Le développement de l’action ne pouvait se faire sans le développement d’une réflexion théorique qui tout à la fois la justifiait, l’analysait et l’éclairait. Dans les années septante, les ouvrages portant sur la question des sexes étaient extrêmement rares, et les féministes durent « bricoler » leurs analyses et leurs réflexions à la lumière de leur expérience, et à la faveur de leur imagination. Les hypothèses interprétatives s’élaboraient à l’état sauvage, riches d’imagination plus que d’érudition. Après s’être développées au sein des groupes féministes eux-mêmes, elles trouvèrent à s’inscrire dans le champ de l’institution universitaire, et d’abord dans le champ de l’institution universitaire américaine[Peu de théoriciennes américaines ont été traduites. Un recueil de quelques textes majeurs paraitra en janvier 2005 aux éditions Campagne Première sous le titre Philosophie politique, l’apport du féminisme.], plus souple que l’institution européenne. En France, c’est à partir de 1981, sous le gouvernement socialiste, qu’elles trouvèrent leur première reconnaissance, par la création de trois postes d’enseignement qui leur étaient dévolues. Rebaptisées du concept apparemment plus neutre – parce que dépolitisé – d’« études de genre », elles devaient progressivement se développer un peu partout, sous la pression il est vrai des intéressées. Ces études ont contribué à démontrer l’ampleur et l’ancienneté des procédures de discrimination sexuée et à en analyser les mécanismes, mais aussi, parallèlement, à mettre en évidence les apports des femmes généralement occultés par la culture dominante. Elles produisent non seulement un complément au savoir existant, mais devraient complexifier plus généralement ses paramètres, ce qui est loin d’être acquis. Elles seront indispensables comme spécialisation aussi longtemps qu’elles n’auront pas été reconnues comme partie intégrante de n’importe quel domaine du savoir. Leur rôle n’est donc pas seulement de corriger la connaissance que nous avons du passé en remettant en lumière des pans entiers occultés de sa réalité, mais de forger de nouveaux outils d’analyse potentiellement intégrables à toute recherche et à toute action. La sociologie et l’histoire, fortes de leur prétention à l’objectivité dans l’établissement des « faits », ont connu dans nos pays une extension privilégiée, et des chercheurs hommes ont été amenés à s’y investir et, par voie de conséquence, à les cautionner dans leur valeur de paramètre. La philosophie, en revanche, semble rester un fief majoritairement protégé : il apparait pourtant à l’examen des énoncés philosophiques que le sujet qui s’y prononce en toute neutralité, du point de vue de la raison, quand il aborde, occasionnellement, la question des sexes, identifie toujours celle-ci à la question des femmes, comme s’il était lui-même exempt de sexuation, et ceci à travers toute l’histoire, « de Platon à Derrida[Titre d’une anthologie critique de textes philosophiques élaborée par Fr. Collin, E. Pisier, E. Varikas, éd. Plon, 2000.] ». Ce même traitement se retrouve au fondement de la psychanalyse, pourtant vouée à la sexualtion, ainsi qu’en atteste Freud lui-même quand, ayant déployé son dispositif théorique, il qualifie les femmes de « continent noir », ou encore Lacan, quand il les somme de se prononcer sur ce qu’elles sont. Il apparait ainsi que le sujet de savoir n’est pas spontanément indemne de son appartenance sexuée même dans l’établissement d’un dispositif théorique supposé neutre. L’introduction du paramètre du genre dans n’importe quel domaine du savoir manifeste en tout cas sa pertinence par sa fécondité, plus ou moins importante selon les domaines auxquels il s’applique. Ainsi l’approche purement scientifique du monde dans des institutions spécialisées n’est-elle finalement pas étrangère à son approche politique, et cela même si les intellectuelles sont de plus en plus coupées aujourd’hui des milieux de l’action, leurs connexions fécondes des années septante s’étant malheureusement raréfiées.

Enjeux actuels

Des avancées importantes ont été réalisées dans la condition des femmes et dans leur rapport aux structures sociales, politiques et symboliques, ainsi que privées. Toutefois on ne peut négliger les risques de la stagnation, voire de la soumission à de nouveaux pièges, à la fois en raison de la résistance des structures traditionnelles et en raison de l’évolution du contexte social et politique ainsi que des bouleversements technologiques. Les avancées législatives et sociales de la situation des femmes, réalisées sous la pression du mouvement féministe depuis trente-cinq ans sont incontestables et nous n’en dresserons pas ici le bilan. Tous les domaines de la formation et de la profession, de la vie sociale et politique, leur sont désormais accessibles. Le principe de l’égalité des sexes – escamoté dans la fondation de la démocratie – est affirmé et traduit dans la législation, régulant les rapports non seulement publics mais privés – ce qui ne signifie pas que la réalité suive le principe. Ces avancées masquent cependant une dissymétrie sociale, économique, sexuelle et symbolique de fait persistante, et le développement de ses formes sournoises. Le joyeux spectacle de femmes politiques « battantes » – encore minoritaires cependant – récemment apparues dans la sphère politique et les médias (du moins en Belgique, car elles restent des plus discrètes en France malgré le principe acquis de la parité) ne peut dissimuler que les professions majoritairement féminines restent dévaluées – ou le deviennent – et que dans tous les domaines, leur présence reste confinée dans le bas de l’échelle des pouvoirs décisionnels et des revenus. Si, dans la scolarité, les filles sont désormais souvent « en avance » sur les garçons et réussissent mieux au baccalauréat, elles se confinent toujours dans filières socialement et économiquement moins rentables. À travail et responsabilité égaux, la disparité des salaires, même si elle tend à se réduire, reste d’environ 25%. On peut penser – on ne dispose apparemment pas de statistiques sur ce point – que cette dissymétrie économique est accentuée, voire redoublée, dans les couples homosexuels, le couple gay étant beaucoup plus riche et puissant que le couple lesbien, ce qui en fait d’ailleurs une cible commerciale privilégiée. La retraite des femmes est globalement encore largement inférieure à celle des hommes, et leur vieillesse plus démunie et plus solitaire non seulement en raison de leur longévité mais des usages. Les tâches domestiques restent, elles aussi, très inégalement partagées. Quant à la garde des enfants en cas de séparation, elle est plus souvent et plus ostensiblement revendiquée que dans le passé par les pères, qui en confient cependant habituellement la charge matérielle à leur nouvelle compagne. Cette dissymétrie est-elle, comme certain(e)s le prétendent, partiellement imputable aux femmes elles-mêmes, persistant à sauvegarder la vie dans le « plan de carrière » ? Faut-il les en louer ou le leur reprocher dans un monde autrement déshumanisé ? Cette résistance éventuelle indique que le modèle humain et social n’a guère changé, même si les femmes sont désormais « autorisées » à y adhérer, surmontant d’ailleurs des obstacles qui leur demandent toujours une énergie supplémentaire. Certains « progrès » peuvent même révéler de nouveaux pièges. Nous avons déjà évoqué l’ambigüité de la reprise en main de la parenté par l’autorité scientifique à travers les diverses techniques de procréation assistée. Sans être nostalgique du passé, on peut aussi se demander si la « libération sexuelle » justement revendiquée et affirmée dans les débuts n’a pas conduit, dans sa réinterprétation et sa dérive ultérieures, à un nouveau conditionnement à travers l’idéal de la performance sexuelle élevée au rang d’impératif. Il est d’ailleurs symptomatique que cette évolution libérale des moeurs n’ait pas réduit mais ait au contraire reconditionné les pratiques prostitutionnelles, adultes et pédophiliques, prenant les formes d’un marché international qui assure la persistance de la dissymétrie des sexes sous leur mouvement d’égalisation. La transformation du sexe en produit de consommation est sa conversion à l’idéal phallocratique ainsi consolidé. Les corps sont entrés ostensiblement dans le marché. On assiste par ailleurs, sous prétexte de liberté, et après une période de modération, à un reconditionnement des femmes vers une « féminité » convenue. La publicité associe leur corps exhibé à n’importe quel produit, y compris culturel. Se présentent aussi de nouveaux troubles importants de la transmission intergénérationnelle que la transformation des structures familiales et l’émergence d’un grand nombre de « familles recomposées » ou monoparentales ne suffisent pas à éclairer et où la dissymétrie des positions sexuées reste significative. D’autre part, des questions qui avaient été non pas ignorées mais minorisées dans un premier temps s’imposent aujourd’hui. Nous avons évoqué la question du statut des homosexualités sur lequel les objectifs poursuivis par les intéressé(e)s divergent, les un(e)s souhaitant un alignement sur les institutions hétérosexuelles (tel le mariage), les autres souhaitant le développement de positions alternatives. On peut évoquer aussi la confrontation accentuée des cultures non seulement au niveau international, mais au sein même des pays européens en raison du développement et de l’affirmation des populations immigrées : le débat sur le port du voile en a été, en France, un symptôme. Le mouvement féministe fonctionne donc aujourd’hui en réseaux, ponctués par des lieux et des groupes qui s’en revendiquent et qui s’y consacrent en spécialistes, mais il est relayé aussi dans tous les milieux de manière plus informelle par l’initiative singulière et collective. S’il est l’objet privilégié de certaines, il est aussi à l’oeuvre dans l’action et la décision de celles et de ceux qui travaillent, pensent, agissent sans en faire le moteur exclusif de leur existence dans toutes les formes de la vie sociale, intellectuelle, politique, professionnelle et privée. Chacune et chacun est amené aujourd’hui à se poser la question des rapports entre les sexes dans diverses occurrences. Ceux ou celles qui ratifient l’objectif général du féminisme se trouvent d’autre part amené(e)s à prendre des positions différentes, voire antagonistes, dans les conjonctures particulières. On peut relever ces divergences à propos de trois grands enjeux récents. On connait bien les tensions qui ont longuement opposé les partisans d’une loi imposant la parité dans la représentation et ses adversaires : de nombreux écrits en témoignent. Pour les unes, c’était un moyen d’obtenir par le raccourci l’accès aux sphères décisionnelles, pour les autres, c’était une ratification compromettante de l’identité spécifique des femmes – une forme de « communautarisme » opposée à la démocratie des individus. Les mêmes tensions se sont retrouvées dans la question de l’interdit du voile à l’école, sous peine d’exclusion. Pour les unes, françaises de souche mais rejointes par certains groupes issus de l’immigration dont le groupe « Ni putes ni soumises » -, cette mesure était la stricte observance d’une laïcité de la sphère publique, mettant les filles à l’abri de la domination des pères et des frères. Pour les autres, c’était une marque d’intolérance dans un monde commun dont la pluralité inclut ou doit inclure désormais les différences culturelles sans qu’elles le compromettent. Les tentatives de « récupération » des groupes issus de l’immigration, dans la mesure où ils étayent de fait l’idéologie dominante, sont évidentes. Enfin, le statut de la prostitution et des prostituées reste âprement discuté. Pour les unes, la condamnation de la prostitution doit être inconditionnelle, car celle-ci, ne serait-ce que par sa seule dissymétrie (les clients sont à presque cent pour cent des hommes), est le signe et le relais de la domination masculine. Pour les autres, la prostitution, quand elle est un choix et non contrainte à travers l’exploitation internationale, doit être identifiée à un travail comme un autre – moins pénible et plus rentable que celui de caissière dans une grande surface : le refuser serait refuser de reconnaitre le droit des prostituées à l’autodétermination. Ces oppositions sont certes plus complexes et plus articulées qu’on ne peut le résumer ici. Mais elles font apparaitre qu’au sein même d’une volonté féministe générale, et plus que par le passé, des options diverses se dessinent, qui dépendent d’une conception politique plus large méritant désormais d’être explicitée. Dans cette diversité d’orientations, les observateurs et les médias peuvent « faire leur marché » et choisir un féminisme « à la carte ». Ainsi les a-t-on vus se mobiliser au nom du féminisme pour « sauver » les jeunes musulmanes du contrôle patriarcal dont elles sont les victimes, comme si la société occidentale était un modèle en la matière. Certaines procédures plus perverses les amènent à confronter les féministes « radicales », plus ou moins caricaturées, et les « jeunes féministes », ou quelque « homme féministe », héros précieux par sa rareté même. La réception reste sélective. La mise en évidence des contradictions internes du mouvement féministe – comme si les contradictions ne faisaient pas partie intégrante de toute novation – est la forme nouvelle et insidieuse du règlement de compte [Dont certaines femmes se font les relais. Ainsi le regrettable Fausse route d’É. Badinter, éd. O. Jacob, 2004, qui du haut d’une position d’exception règle leur compte à toutes les tendances du féminisme.]. Le « féminisme » connait en effet aujourd’hui des formes d’exercice multiples, formelles ou informelles, régies par le dialogue. Une socialité des femmes, certes divisée ou conflictuelle parfois, s’est inscrite dans la socialité dominante, socialité qui ne les isole pas de la socialité commune, mais leur donne au contraire des appuis pour s’y insérer. Soutenir ce mouvement d’émergence sans toujours être assurée de sa fin est une tâche. C’est aussi et d’emblée une nouvelle manière d’être. Mais les avancées ne sont jamais automatiques : elles exigent une vigilance et une action continuelles. Elles comportent aussi des effets pervers qu’il faut détecter et affronter. Les femmes, en devenant acteur-e-s, ne sont pas seulement en charge de leur propre devenir, mais du devenir de la communauté humaine. Se situer « en tant que femmes » n’est pas une restriction du champ politique mais l’accès à son champ entier, ce que soutiennent et favorisent d’ailleurs des échanges internationaux formels ou informels, simplifiés par les nouveaux moyens d’échange et de communication. Le féminisme, en se souciant du devenir des femmes, les rend peu à peu aptes à peser dans le destin collectif, même si elles ne le maitrisent pas (et en vérité qui le maitrise aujourd’hui où les politiques, même s’ils s’agitent, ressemblent plus à des figurants qu’à des acteurs ?). Mais dans les changements du paysage, ce qui semble incontestablement positif, c’est le sens de l’initiative acquis par la plupart des filles et des femmes, une certaine liberté physique et relationnelle, un désir d’entreprendre et d’être. Le principal acquis du féminisme c’est d’avoir sorti les femmes de leur position dépendante, pour les rendre conscientes et actrices de leur destin, même si les structures sociales et symboliques résistent. De victimes passives, de nombreuses femmes – y compris dans les cultures extra-occidentales – sont devenues et deviennent acteur-e-s, sous des formes diverses, de leur vie singulière et collective. En dehors des groupes proprement féministes qui se sont raréfiés, ou du développement des études de genre dans les universités, des centres sociaux divers, qu’il s’agisse du planning familial ou des centres contre les violences, de même que de certaines centrales syndicales, sont d’ailleurs devenus des relais de cette prise de conscience.

Un héritage sans testament

En 1988, invitée par l’université de Montréal à faire un exposé sur « Les femmes de l’an 2000 » (qui semblaient alors lointaines), j’avais pris pour thème de mon exposé une formule de Hannah Arendt, qu’elle emprunte d’ailleurs à René Char : « L’héritage est sans testament [Ce texte a été publié en 1986 dans Les Cahiers du Grif, n° 34, « Les jeunes, la transmission », republié dans Les enfants des femmes, éd. Complexe, 1992.] ». Les jeunes de l’an 2000 sont certes les héritier(e)s des féministes des années septante. Mais faire honneur à cet héritage, ce n’est pas le réduire à un objet d’histoire – même si l’inscrire dans l’histoire est important -, mais l’assumer et le réactiver en nouveaux termes, qui sont ceux d’aujourd’hui, dans d’autres conjonctures, et par des initiatives inédites. Pour ne pas devenir lettre morte, l’héritage doit être traduit en langues nouvelles, qui sont le ciment de la constitution d’une tradition. Les acquis théoriques et pratiques, de même que les institutions et les usages inscrits par le féminisme dans la vie collective sont un donné, et même un don, qui trouvera sa signification dans une réappropriation actuelle. Les problèmes qui ont hanté les années septante reviennent en effet sous de nouvelles formes et d’autres problèmes se manifestent qui n’avaient pas été alors identifiés. Mais ce qui fait l’essentiel de cet héritage, c’est l’invitation positive à être, à agir, à parler, au plus juste de soi-même et en confrontation avec les autres. Ce bref rappel historique et problématique du sens et du développement du mouvement féministe n’a valeur qu’indicative. À partir d’un socle constitué au cours des trente dernières années, le féminisme reste un terrain exploratoire pour la pensée et pour l’action. Chacune et désormais chacun – peut trouver à y inscrire sa trace dans la pratique singulière ou collective, que ce soit dans le domaine de l’action sociale ou politique, de la recherche, de l’enseignement, ou encore de la création artistique et de l’écriture dont l’importance majeure ne pouvait être approchée en ces quelques pages mais qui sont le rappel constant de la liberté dans le mouvement laborieux de la libération [Les Cahiers du symbolisme publieront prochainement un numéro spécial consacré à cette question, sous la dir. de Claire Lejeune et Danielle Bajomée. Voir aussi Fr. Collin, Je partirais d’un mot, éd. Fusart, 1999.]. Si le féminisme s’incarne dans les lieux et les personnes qui s’y consacrent prioritairement, qui en font la matière de leur réflexion et de leur action – et des hommes s’associent désormais théoriquement et pratiquement à cette démarche – il s’incarne aussi dans chaque existence. Si toutes, et tous, ne peuvent et ne doivent pas être des « spécialistes » du « genre », toutes et tous peuvent en soutenir la vigilance dans leurs engagements privés, professionnels et publics, vigilance certes contraignante mais aussi vivifiante, et être ainsi la mémoire vive et le relais des initiatives féministes. La réalisation d’un monde commun demande une attention toujours active au minoritaire, non seulement par souci démocratique mais pour bénéficier de son apport. La prise de responsabilité en la matière n’est pas un « dévouement » altruiste, c’est aussi un principe de fécondité singulière et collective. Rien de plus exigeant que cet héritage. À le faire fructifier, il serait étonnant que les femmes (et les hommes) du XXIème siècle s’ennuient.. Françoise Collin a publié ces dernières années : Les femmes de Platon à Derrida (en collab.) éd. Plon ; L’homme est-il devenu superflu ? Hannah Arendt, éd. Odile Jacob ; Le différend des sexes, éd. Pleins feux ; Je partirais d’un mot, éd. Fusart. À paraitre en 2005, en collaboration avec Pénélope Deutscher, Repenser la philosophie politique, L’apport féministe, éd. Campagne première, Paris, et Parcours féministe, dialogue avec Irène Kaufer, éd. Labor, Bruxelles.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 42 - octobre 2007

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