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Le téléphone cellulaire au volant


Santé conjuguée n° 52 - avril 2010

Au Québec, nous avons accompli d’importants progrès en matière de sécurité routière. Dans les années 1970, nous avons atteint des records en termes de mortalité, avec plus de 2 000 morts par an sur les routes. Aujourd’hui, ce chiffre n’est plus que de 600 morts, pour une population de 7 à 8 millions d’habitants. Mais ce bilan stagne depuis les années 2000. Les progrès avaient été réalisés en s’attaquant à l’alcool au volant et en obligeant les individus à attacher leur ceinture de sécurité. Aujourd’hui, le bilan routier ne s’améliore plus au même rythme et l’une des possibles causes de cette stagnation serait les distractions lors de la conduite du véhicule. Nous allons évoquer le cellulaire, mais on peut se demander s’il est plus dangereux d’utiliser son téléphone que d’utiliser son lecteur MP3 ou de se maquiller au volant…

Mon but est de vous sensibiliser aux enjeux de santé publique liés à l’utilisation d’un téléphone cellulaire en conduisant. Nous verrons si cette utilisation présente un risque. Plusieurs positions ont été émises. L’une d’entre elles consiste à affirmer qu’en dépit de l’augmentation du nombre de cellulaires en circulation, le bilan routier s’est amélioré. On peut ainsi considérer que d’autres facteurs peuvent influer sur le bilan routier bien avant le téléphone mobile. Une autre consiste à considérer le cellulaire comme une distraction parmi tant d’autres (maquillage, écoute de la radio, discussion avec les passagers…). Plusieurs théories ont aussi été proposées pour expliquer la performance des conducteurs. Selon la théorie de l’homéostasie du risque, ils seraient en mesure de reconnaître le risque associé à une conduite et d’adapter leur comportement en conséquence, ce qui permet de ne pas accroître le risque de collision. Selon le modèle des ressources multiples, l’utilisation du cellulaire est une tâche principalement vocale et auditive, et la conduite, une tâche principalement visuelle et biomécanique. Les ressources des deux comportements n’étant pas en compétition, nous serions en mesure de les réaliser sans diminuer notre performance lors de la conduite. Or, ces modèles n’ont pas été mis à l’épreuve des faits. Il faut réellement les confronter aux données pour voir quel modèle s’applique dans le cas du cellulaire au volant. D’un point de vue scientifique, seule une synthèse systématique en la matière, visant à calculer un effet global de l’utilisation du cellulaire sur le risque de collision, permet de cumuler l’ensemble des preuves scientifiques. La synthèse systématique doit s’efforcer dès le départ de cibler les enjeux scientifiques et politiques et de formuler des objectifs cohérents avec les limites de la recherche scientifique. Nous avons retenu six objectifs principaux : • évaluer l’effet du cellulaire sur les tâches requises à la conduite ; • établir le risque pour la santé et les usagers du réseau routier ; • distinguer les effets selon les dispositifs (vérifier si le dispositif mains-libres est aussi ou moins dangereux que le combiné) ; • émettre des recommandations sur l’usage du cellulaire ; • vérifier si le risque est comparable à celui généré par d’autres dispositifs télématiques (système de guidage ou ordinateur portable intégré au véhicule) ; • proposer des mesures efficaces pour contrer le problème du cellulaire au volant.

Synthèse systématique

La synthèse systématique est une méthodologie qui permet de présenter un bilan quantitatif des résultats d’une littérature en particulier. De manière générale, la synthèse systématique pose un regard épidémiologique sur la méthodologie et les résultats d’une population spécifique d’études (ici, nous avons fait l’exercice avec plusieurs populations spécifiques) afin d’arriver à un consensus sur un sujet donné. Nous avons trouvé 53 publications contenant 64 expérimentations mesurant l’effet de l’utilisation du cellulaire sur 335 indicateurs de performance. Ces résultats ont fait l’objet d’une codification (1 : effet négatif sur la conduite, 0 : aucun effet ou -1 : effet positif sur la conduite). En moyenne, les études évaluaient l’effet du cellulaire sur cinq indicateurs de performance (par exemple, la capacité du conducteur à maintenir une distance de sécurité, à rester au centre de la voie, à repérer des stimuli visuels dans l’environnement, à résoudre des équations mathématiques…). À l’exception de deux études, toutes les autres rapportent une baisse de la performance sur l’un des indicateurs mesurés. On peut déjà constater que l’utilisation du cellulaire entraîne une détérioration de la performance. On constate également que 66% des effets sur la performance sont négatifs, 32% sont neutres et 2% sont positifs. Si l’on se base sur un type de méta- analyse existant, calculant le nombre d’effets et le répartissant dans chaque catégorie, on observe que la catégorie dans laquelle les effets sont les plus nombreux est celle des effets néga tifs. On peut donc affirmer que, de manière générale, l’utilisation du cellulaire entraîne une détérioration de la performance au volant, et cette observation est conservatrice, car certaines études ne permettent pas d’identifier d’effets sur le plan statistique, notamment en ce qui concerne l’utilisation d’un dispositif mains- libres par rapport à un appareil tenu en main. Plus précisément, tout porte à croire que si l’on réalise moins bien certaines tâches cognitives, cela pourrait avoir des répercussions sur les tâches biomécaniques ou visuelles. Nous avons donc calculé la proportion d’effets négatifs par étude et établi une moyenne. Les deux tâches les plus affectées par l’utilisation du cellulaire sont les tâches cognitives et les tâches visuelles. 82% des effets sont négatifs lorsqu’on demande à une personne de réaliser une tâche cognitive tout en utilisant un téléphone cellulaire. Elle met plus de temps à réagir, elle commet des erreurs de jugement face à un obstacle sur la route. Le pourcentage d’effets négatifs est de 80% pour les tâches visuelles. La personne est moins à même de distinguer des stimuli dans l’environnement routier, consulte moins les instruments de bord et son balayage visuel (champ de vision) est restreint. Dans la majorité des cas, les automobilistes qui ont participé aux études reconnaissent que la tâche de conduite est beaucoup plus difficile lorsque l’on parle au cellulaire au volant, mais ils n’adaptent pas leur comportement pour autant. En ce qui concerne les effets de l’utilisation du dispositif mains-libres, nous avons comparé les études entre elles sur la base du stimulus. Dans 8 études, on évaluait l’effet du cellulaire tenu en main. Dans 38 études, l’estimation portait uniquement sur le dispositif mains-libres. Dans 18 études, les deux dispositifs étaient traités. Peu importe le dispositif utilisé lors de l’expérimentation, on constate des effets négatifs semblables dans tous les cas. Que retenir des études expérimentales ? Tout d’abord que l’utilisation du cellulaire au volant détériore la performance du conducteur. Les effets sont principalement observés sur les tâches visuelles et cognitives. Aucune adaptation du comportement ne se produit, même en cas de reconnaissance du risque. Les automobilistes sont capables de voir que les tâches sont plus difficiles et plus risquées lorsqu’on utilise un cellulaire, mais on ne constate aucune amélioration tout au long du parcours. Il n’existe donc pas d’effet d’apprentissage ni d’adaptation pour compenser la baisse de performance liée au cellulaire. Nous avons également consulté des études épidémiologiques qui permettent notamment d’estimer le risque de collision associé à l’utilisation du cellulaire au volant. Nous nous sommes alors rendu compte que les automobilistes possédant un téléphone cellulaire, qu’ils l’utilisent ou non en conduisant, courraient davantage de risques de collision. De même, les utilisateurs de cellulaire au volant multiplient par quatre leur risque de collision. Cette menace est similaire à celle d’un conducteur dont les capacités seraient réduites par l’alcool ou en excès de vitesse. Que l’on se serve d’un combiné ou d’un kit mains-libres, le risque reste démultiplié par quatre. Quels que soient les protocoles de recherche utilisés, nous aboutissons toujours au même résultat, ce qui tend à prouver l’effet réel de cette menace. Une étude réalisée par l’université de Toronto (Canada) montre qu’un automobiliste qui utilise un téléphone cellulaire a dix fois plus de risque de ne pas s’arrêter à un stop. Par ailleurs, nous savons désormais que l’usage de dispositifs sans fil constitue la principale source de distraction d’un automobiliste. On peut, par conséquent, conclure sur ce point : l’utilisation de téléphone portable au volant constitue un facteur de distraction, affectant les tâches bio- mécaniques, cognitives et visuelles des conducteurs. Par conséquent, l’usage du téléphone cellulaire au volant accroit significativement le risque de collision.

Recommandations

Le modèle de conduite validé par la synthèse systématique implique une interdépendance entre les différentes tâches. Toutes les informations que le cerveau reçoit sont envoyées à nos membres, créant cette interdépendance des fonctions. Moins les performances visuelles et cognitives sont élevées, plus le risque d’accident croît. Inversement, plus les performances sont élevées, moins les chances de collision sont nombreuses. Suite à notre synthèse de la littérature scientifique, nous avons émis des recommandations, et notamment l’interdiction totale des téléphones cellulaires pendant la conduite, sachant qu’ils ne constituent pas une aide mais détériorent les performances du conducteur. D’ailleurs le risque de collision est identique pour les dispositifs mains-libres et le combiné. Nous préconisons également une réglementation des accessoires installés dans les véhicules. Nous évoquions précédemment les facteurs de distraction des automobilistes. Au Japon, les constructeurs automobiles doivent prouver que leurs produits n’affectent pas les tâches essentielles à la conduite. L’on peut d’ailleurs restreindre l’accès au téléphone pendant que le véhicule est en mouvement. Les autorités publiques pourraient également interdire l’usage de téléphones cellulaires en voiture à leurs employés. D’autre part, les policiers ont des réserves par rapport à l’applicabilité d’une loi visant à interdire l’usage du cellulaire au volant. La détection d’un tel comportement est difficile. Trois observations s’imposent. Premièrement, une réglementation inciterait une partie de la population à modifier son comportement. Deuxièmement, les forces de l’ordre pourraient réaliser des barrages routiers afin de contrôler les automobilistes en masse. Cette stratégie fut particulièrement efficace pour contrer la conduite sous l’influence de l’alcool et l’omission de porter la ceinture de sécurité Des campagnes de sensibilisation pourraient également venir appuyer les opérations policières afin d’en maximiser la visibilité et la portée du message. Finalement, les entreprises pourraient avoir des politiques internes interdisant l’utilisation du cellulaire au volant chez leurs employés. . L’article original est consultable dans le document suivant, page 43 : http://www.strategie.gouv.fr/IMG/pdf/Actes_evaluation_sante_CAS_28_01_2010_final.pdf.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 52 - avril 2010

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Sources

Quelques sources utilisées pour construire ce cahier

– Guide pratique : Évaluation d’impact sur la santé lors de l’élaboration des projets de loi et règlement au Québec : http://publications.msss.gouv.qc.ca/acrobat/f/documentation/2006/06-245-01.pdf – Les expériences d’évaluation d’impact sur la santé au Royaume-Uni et leur traduction dans(…)

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