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Les limites de l’organisation de la première ligne


Santé conjuguée n°85 - décembre 2018

Le modèle de centre de santé intégré s’est développé en référence aux soins de santé primaires, qui font intervenir tous les secteurs et domaines connexes du développement national et communautaire, requérant leur action coordonnée. On comprend donc l’importance d’envisager l’évolution de ce modèle en regardant plus largement, au moins au niveau de l’organisation de la première ligne.

On sait que 90% des besoins en santé d’une population peuvent être pris en charge dans le cadre d’une utilisation cohérente des soins de santé primaires. À condition que ceux-ci répondent à certains critères de qualité, parmi lesquels la globalité. Une évidence qui ne se questionne pratiquement plus aujourd’hui : la santé s’approche d’un vaste regard sur la situation des patients et de la population. Le système de santé doit soutenir ce regard global et proposer, au premier échelon et quand cela se justifie, une action plurielle et concertée pour agir sur l’ensemble des facteurs responsables de la mauvaise santé. Qu’en est-il concrètement aujourd’hui en Belgique ? Ici comme ailleurs, le système de soins est héritier de son histoire. La profession médicale ancre ses racines dans la pratique libérale. Sa légitimité s’appuie sur les développements de la science médicale depuis les Lumières et la Révolution industrielle. Dans les faits, le soin a d’abord été pensé comme le traitement médical individuel des malades, appliqué par quelqu’un qui maîtrise un savoir scientifique. Les thérapeutes sont libres et responsables du choix des actes qu’ils posent. Le développement de la Sécurité sociale (après-guerre) a amené une gestion paritaire des moyens de la santé et fait évoluer la notion de liberté thérapeutique. Dans la seconde partie du XXe siècle, la notion de soin individuel évolue vers une perception plus globale de la santé. La notion de santé publique se développe. Cependant, la prise en charge des problèmes sociaux n’est au départ pas pensée comme complémentaire à la prise en charge thérapeutique. Et pour cause ! Là encore, nous sommes les héritiers de l’Histoire. Ce que nous appelons aujourd’hui le « secteur social » s’est construit sur des organisations caritatives de l’ère industrielle et l’approche communautaire en santé, qui élargit le champ d’intervention en santé bien au-delà des métiers et des lieux dédiés aux soins, n’a été conceptualisée qu’à partir des années 70. Aujourd’hui, les compétences politiques dévolues à la santé concernent l’organisation des soins (curatifs, préventifs, de revalidation, palliatifs) et la promotion de la santé (dont l’éducation à la santé et l’action communautaire en santé). L’action sociale est une compétence distincte. Et pourtant, sur le terrain, les acteurs de la santé et du social sont de plus en plus amenés à considérer la complémentarité de leurs interventions auprès des gens. Ce qui ne se traduit pas forcément par plus de concertation et de collaborations. Pourquoi ? Définitions -Les soins de santé primaires sont les premiers lieux organisés de rencontre entre la demande de soin de l’individu et l’offre de services du système sanitaire. C’est le niveau d’accès aux soins le plus proche des usagers. Il s’adresse à toute la population sans sélection d’âge, de sexe, de pathologie, d’organe, de temps ou de lieu. Il intègre la gestion de l’urgence et doit garantir l’universalité d’accès. Les soins de santé primaires se situent du côté de l’offre de soin, de la politique de santé, du système de santé et de son organisation. C’est ce qu’on appelle aussi le premier échelon d’un système de soins (le deuxième correspondant à l’offre spécialisée, dispensée de manière ciblée en fonction de l’âge, du sexe, de la pathologie, de l’organe concerné ; et le troisième celui de l’offre de technologie de pointe). -Les soins de première ligne renvoient aux premiers lieux d’expression des plaintes, des symptômes, des problèmes de santé : c’est-à-dire à la demande de soins des usagers et de la population. Dans le cas d’un système de santé échelonné, la première ligne correspond aux soins de santé primaires. Quand le système de santé national n’est pas échelonné, comme c’est le cas en Belgique, la demande de soins peut s’adresser en première ligne à la médecine spécialisée ou dans des institutions de type hospitalier. -Les soins ambulatoires. Cette notion n’est pas définie sur le plan des concepts. À l’observation, on constate qu’elle correspond à l’offre de soins extrahospitaliers, autrement dit aux soins primaires (l’offre) et aux soins de première ligne (lieux où les patients s’adressent). Peuvent donc s’y trouver des soins relevant du deuxième échelon.

Une politique de santé à construire

Au niveau fédéral, la politique de santé n’est pas le fruit d’une vision à long terme organisant la complémentarité des différents acteurs du secteur au sein d’un système cohérent et échelonné. Elle est centrée sur les actes médicaux. Elle consiste en un empilement de mesures ponctuelles prises en fonction des majorités politiques et du lobby de certains secteurs. Une grosse partie de la politique de santé se négocie notamment à travers l’organisation de son financement, en Commission nationale médico- mutualiste1 de l’Inami. L’OMS et le GERM2 ont exprimé des critiques vis-à-vis du système de santé belge. L’une parlant des incohérences du système, l’autre le qualifiant de « non system system »3 Il est vrai que depuis 2014 la situation a quelque peu évolué. Les projets de la ministre de la Santé visent à ramener les patients vers la première ligne de soins, moins chère pour la collectivité. Ils devraient permettre une plus grande complémentarité des acteurs, notamment entre le premier et le deuxième échelon. Cependant, dans les faits, des mesures telles que l’hospitalisation à domicile, la réforme de l’art. 107 sur la prise en charge en santé mentale ou le retour précoce à domicile après accouchement ne se construisent pas comme un soutien à la première ligne existante. Ce que l’on observe, c’est la création d’une première ligne bis, à partir des hôpitaux, avec une articulation relative avec les acteurs déjà présents. La cohérence du système de soins s’en trouve encore plus menacée que précédemment. La Fédération des maisons médicales déplore le manque de concertation des acteurs concernés par les nouvelles orientations et ne s’accorde pas non plus avec les priorités budgétaires de ces politiques au détriment d’un objectif de qualité et d’accessibilité des soins pour l’ensemble de la population.

La gestion avant le reste

Au niveau des régions, le secteur de l’ambulatoire est davantage le résultat d’une reconnaissance de son organisation spontanée par des textes légaux visant à instituer l’existant. Résultat : une série de décrets qui ne permettent pas de structurer le système en fonction d’une vision globale de la santé. Les besoins en santé de la population ne sont pas à la base de l’organisation des services ni de la mise sur pied de politiques de santé. L’objectif du politique est davantage gestionnaire, les réorganisations visent à supprimer ce qui est redondant sans analyser où il y aurait des manques. Ce qui n’empêche pas les redondances entre différents niveaux d’organisation des soins (par exemple dans les programmes de dépistage régionaux et provinciaux). Le morcellement du secteur de la santé en de multiples petites structures peut avoir différents types de conséquences. -Le service est inexistant là où le besoin s’exprime. -Le service est inaccessible financièrement (comme dans le cas de la psychothérapie). -Le service existe, mais ne parvient pas à coordonner ses actions auprès des patients et de la population faute de moyens ou d’un cadre règlementaire favorable (comme c’est le cas pour des personnes souffrant de maladies chroniques ayant des répercussions psychiques importantes). Pire encore que le manque de coordination, on peut assister à une déresponsabilisation des services dans la prise en charge de certains patients (c’est le cas pour des personnes en grande fragilité sociale et psychique, dont les situations sont compliquées à faire entrer dans le cadre d’action d’un seul service). -La zone est couverte par des services similaires qui multiplient l’offre pour une partie de la population alors qu’une autre en est privée. Dans les deux cas, la qualité des soins en est affectée. La multiplication de l’offre comportant un risque de multiplier les diagnostics pour un même patient. Tout cela pourrait être mieux organisé, certes, mais à condition d’analyser les demandes et besoins de santé des populations des différentes zones. Cela passe par le recueil de données structurées et standardisées et par la mise sur pied d’un outil d’évaluation quantitatif et qualitatif auxquels il convient aussi d’ajouter un dispositif d’évaluation des demandes et besoins des populations qui ne consultent pas. Si les dispositifs de l’e-santé vont dans ce sens, ils ne suffisent pas et doivent évoluer pour répondre à des enjeux de sécurité et d’éthique, notamment. Il est regrettable qu’aucun niveau de pouvoir n’ait pu à ce jour décider et mettre sur pied un dispositif d’analyse d’impact en santé des politiques publiques4.

Apprendre en marchant

Le contexte de pénurie de médecins généralistes est peut-être un levier pour repenser le système plus globalement et de manière moins médico-centrée. Cela suppose d’abattre les cloisons entre les services, entre les décrets qui règlementent leurs actions, et également dans la tête des prestataires, que ce cloisonnement centre sur des enjeux institutionnels plutôt que de santé publique. Rassembler et coordonner l’action de services qui coexistent n’est pas facile. Il faut trouver des règles de fonctionnement et créer des modes d’intervention complémentaires adéquats pour répondre aux besoins des patients à partir de services dont les missions sont parfois très proches. L’étendue de la zone géographique est aussi un problème. Quand on propose des soins de base, la proximité du domicile est essentielle. Cela mériterait d’être théorisé dans une optique de santé publique. Une piste ? Soutenir l’organisation autour de projets qui pourraient être vraiment multidisciplinaires (plutôt que d’agréer une multitude de services aux missions distinctes), avec un financement qui permette aux patients d’accéder aux différents prestataires sans effets de fragmentation, voire de concurrence. Cela ne pourra se réaliser que dans un dialogue avec les acteurs de terrains, des chercheurs, des politiques, pour innover et créer la première ligne de demain. Flash-back Les années 70 ont vu émerger des initiatives portées par des militants et propices à brouiller les cartes. Il y a eu des maisons médicales pour une autre pratique de la médecine dans une optique de soins de santé primaires et une transformation du système de soins, des centres de planning familial luttant pour le droit à l’avortement et à la contraception, des services de santé mentale militant pour un autre traitement de la folie hors institutions psychiatriques… Il y avait une grande porosité entre ces initiatives, due à la militance, mais aussi une base conceptuelle commune : les soins de santé primaires. Les jeunes praticiens allaient souvent d’une structure à l’autre, en créaient de nouvelles pour répondre aux besoins de la population. Une équipe de maison médicale pouvait assurer des suivis de grossesse, des IVG ou prendre en charge des patients avec des problèmes psychiatriques importants. Les militants ont été à l’origine de services aussi divers qu’un service juridique accessible ou des écoles de devoirs. Ils allaient consulter dans les prisons, ont créé une mission locale ou d’autres associations actives dans le domaine de l’éducation permanente. Ce sont ces initiatives qui, petit à petit, ont été reconnues par les pouvoirs publics et qui ont fait l’objet de décrets instituant leurs modes de fonctionnement et leur financement. Michel Roland, ancien professeur à l’ULB.

Documents joints

  1. Organe de concertation de l’Inami qui gère et contrôle l’assurance obligatoire des soins de santé et indemnité.
  2. Groupe d’étude pour une réforme de la médecine, actif de 1964 à 1981.
  3. GERM, « Pour une politique de la santé ». La Revue nouvelle, 1971.
  4. « Et si on conjuguait la santé ? Des études d’impact en santé à une loi-santé », Santé conjuguée n°52, avril 2010.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°85 - décembre 2018

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