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Les pionniers de la globalité


Santé conjuguée n°85 - décembre 2018

À Bruxelles, plusieurs centres ont déjà élargi le modèle : la Free-Clinic, la maison médicale Marconi, l’Entr’aide des Marolles… Ils se sont développés tantôt en dehors des cadres, tantôt en les utilisant.

Il faut remonter le temps, retrouver les années 70 où « tout était possible ». C’est Isabelle de Ville qui le dit, elle qui a travaillé pendant trente-cinq ans à la Free Clinic, à Ixelles. Cette psychothérapeute et formatrice en EVRAS1 a connu toutes les évolutions de l’institution qu’elle retrace volontiers, non sans une pointe de nostalgie. L’histoire de la Free Clinic est celle d’une perpétuelle fronde. Le combat en faveur de la dépénalisation de l’avortement tout d’abord. « C’était l’un des rares centres qui pratiquaient l’IVG dans le pays, dit-elle. Une vraie mouvance politique. Ce combat a été mené pendant des années. Puis le centre a développé un service juridique – Infor-Droits – qui existe toujours. » Le principe : défendre les plus démunis et offrir des consultations gratuites, des avocats donnant quelques heures de leur temps. Dans la foulée, le premier centre de médiation familiale s’est aussi ouvert sous le même toit. Puis un service de médiation de dettes, de la kinésithérapie, un dispensaire en ostéopathie… « Si une problématique relevait d’un certain danger, on y allait ! » C’est le cas de la prescription de méthadone, encore balbutiante à l’époque et aujourd’hui installée dans des projets comme le Lama, qui ont aussi leurs racines à la Free Clinic. Le nom Free Clinic est d’ailleurs inspiré des cliniques californiennes éponymes pour toxicomanes.

Mixité

Une population souvent jeune, des démunis, des gens qui viennent du quartier et de plus loin, à qui on a renseigné l’adresse… « Des patientes venues d’Afrique qui nous ont appris ce qu’était l’excision, des réfugiés retranchés dans l’église de la rue de la Paix qu’on allait soigner… Ça partait dans toutes les directions… Ce ne sont pas des choses qui nous ont été dictées. Pour faire pareil aujourd’hui, je pense qu’on aurait quelques contraintes. » La Free Clinic est aussi un service de santé mentale et une maison médicale à l’acte. « Il n’y avait pas non plus d’étanchéité avec les autres institutions. Je me souviens que l’on coanimait des séances d’EVRAS avec des collègues de Marconi. Tout cela n’avait pas d’importance vu qu’on avait les mêmes objectifs de travail. » Entre le planning familial, les consultations médicales et les avortements, toutes les demandes sont prises en charge sans sélection à l’entrée. « Un des rares problèmes que l’on n’a jamais rencontrés à la Free Clinic, c’est la patientèle : on n’a pas dû en chercher, choisir ou cibler ». Car d’autres problèmes, il y eut. Judiciaires tout d’abord. Des médecins ont été inculpés pour avoir pratiqué des IVG ou prescrit de la méthadone. De structure également, car grandir et se multiplier conduit à des tensions entre professionnels. Être précurseur dans de nombreux domaines, ça monte aussi un peu à la tête : « Avec nos multiagréments, on était devenu un modèle ! »

Pas de subsides, plus de liberté

« On avait une idée, on le faisait ! » Les agréments sont venus ensuite, des lois sont passées. « En fait, cela a très fort restreint le mouvement d’initiatives », analyse Isabelle. Elle prend l’exemple d’une injonction de la Cocof de faire de la santé communautaire. « Pour une fois, l’idée ne venait pas de nous et on a dû commencer à essayer de rentrer dans un schéma pensé par d’autres. Pour moi, c’est un fait marquant, cette pensée linéaire qui s’interrompt tout à coup parce qu’une idée vient d’en haut. » À la Free Clinic, on discute beaucoup et tout le temps. Les crises succèdent aux crises. « On a conjugué la cogestion pendant trente ans. Et récemment cela a abouti à l’engagement d’une coordonnatrice. Rendez-vous compte : la Free Clinic a une coordonnatrice ! » Et c’est Marie Debrouwer. Il lui incombe de mettre un peu d’ordre dans tout cela. « Quand on m’a engagée, on m’a dit : l’autogestion c’est bien, mais pas à quarante-cinq. Les représentations à l’extérieur, les relations avec d’autres associations et avec le monde politique prennent beaucoup de place, les subsides prennent énormément de temps. Ma tâche, c’est principalement de rassembler les bonnes intentions de tout le monde. Non seulement pour avoir une vision globale, mais aussi pour pouvoir s’orienter dans la même direction. Sans quoi on perd en efficacité, on s’éparpille », expose-t-elle. Pour Isabelle de Ville, c’est une gageure, car « les travailleurs de la Free Clinic sont des sauvageons. C’est une institution qui a pu faire des choses extraordinaires parce qu’on a permis à certains de sortir des sillons ». Au quotidien, donc, rien n’est facile. La fonction d’accueil par exemple est un poste extrêmement tendu. « On l’a réfléchi de multiples fois. Souvent on ne sait plus où mettre la tête. Un patient peut arriver ivre ou angoissé, comment savoir de quoi il a besoin quand il s’effondre sur sa chaise ? L’accueillante doit jauger si c’est une urgence ou non, qui est appelable ou qui reçoit en ce moment sans rendez-vous… » La salle d’attente est commune à tous les visiteurs, et certains viennent juste pour prendre un café. « Il y a des gens qui disjonctent, des SDF qui arrivent le soir et tentent de s’enfermer dans les toilettes… Mais imaginerait-on de scinder les files d’attente, les IVG par ici, les rendez-vous psy par-là ? » Impensable. C’est pourtant ce qui a été recommandé lors d’une inspection. Les oreilles des agents bourdonnent encore. La nouvelle coordonnatrice a du pain sur la planche. « C’est dur avec le public, constate-t-elle. Et c’est dur avec les autres services. Il y a une incompréhension, du flou par rapport à certaines tâches. Qui doit les effectuer ? L’un estime que l’autre en a le temps. Et l’inverse. » Ne pas comprendre leurs difficultés respectives, tous les services vivent un peu cette tension. À l’accueil, elle est exacerbée. Des travailleurs vivent des moments forts, ils sont motivés et d’autres moins, d’autres encore s’épuisent. Jongler avec les subsides et les statuts, c’est compliqué. On croise des employés, des salariés, des indépendants, des ACS, des articles 60… La Free Clinic a failli éclater dans les années 80. Tout le monde voulait partir en s’appropriant le nom, mais… il appartient à tous les secteurs en même temps. « De nombreuses restructurations ont tourné autour des subsides. Le centre de planning familial en recevait pour les juristes, puis Infor-Droits a pris un essor significatif. Puis on est devenu une maison médicale, avec une nouvelle source de financement… La clé de répartition est fastidieuse. Les nouveaux engagés trouvent normal que l’argent appartienne à tout le monde alors que ce truc nous a minés pendant des années ! avoue Isabelle de Ville. Aujourd’hui, quand on repeint des locaux, c’est la Free Clinic qui paie. Point. » Reste cependant à optimaliser ce point. «  On doit tout le temps conjuguer », conclut-elle. Marconi a parcouru un chemin inverse. En 1974, c’est une maison médicale. « L’agrément pour un centre de planning familial est arrivé six ans après, de l’envie d’adjoindre un travailleur social à l’équipe. Plus tard, nous avons participé à la création du Partenariat Marconi (maison de quartier) en 1998 et ouvert un service d’aide aux victimes de sectes en 2001 », retrace Yun Mabille, psychologue dans cette antenne. Le passé emprunte parfois de curieux détours. Quand la clinique Edith Cavell fait faillite en 1982, les syndicats mettent sur pied une cellule de reconversion emploi. Plusieurs médecins de maisons médicales y donnent des formations et une section, qu’on a appelée la Centrale des accoucheuses (CDA), en a émergé. « Elle a été hébergée à Marconi », ajoute Yun Mabille. Entre les patients de la maison médicale et ceux du planning familial, il n’y a toujours pas de distinction. Les réunions d’équipe sont communes, chaque vendredi, mais chaque secteur a également ses réunions propres. Contrairement à la Free Clinic où le conseil d’administration comporte aussi des membres externes à l’institution, à Marconi il n’y a que des membres internes.

Documents joints

  1. Éducation à la vie relationnelle, aff ective et sexuelle.

Cet article est paru dans la revue:

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