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Les prestataires de soins : des femmes et des hommes


Santé conjuguée n° 42 - octobre 2007

Vice-présidente du Groupement belge des omnipraticiens, principal syndicat des généralistes, Anne Gillet est aussi médecin de terrain. Elle plaide pour que les spécificités de l’exercice de la médecine par les femmes fassent l’objet de mesures adaptées, mais inscrit ces revendications dans un combat plus global qui vise à une prise en compte pour tous les généralistes de la péni- bilité de leur travail et de l’insuffisance de la reconnaissance dont il fait l’objet.

Un constat, un paradoxe, certaines pénuries s’installent sur le terrain de la médecine de famille alors que nous connaissons toujours un contexte de pléthore générale : les candidats médecins se détournent de la formation spécifique de médecin généraliste, plus particulièrement les candidats masculins, la pénurie menace dans certains quartiers difficiles urbains, certaines tâches comme la garde sont désertées, provoquant des pénuries de nuit dans un contexte de pléthore de jour. Le Dr Ghislaine De Smet, médecin généraliste relevait judicieusement que : « les pénuries dans les professions d’infirmiers, d’enseignants et maintenant de médecins généralistes… ont été précédées par leur féminisation… Hasard ? Preuve que les femmes sont plus nombreuses sur le marché du travail et préfèrent ce type de profession ? Peut-être ! Mais ce qui est certain, c’est que les difficultés et l’exigence du travail dans ces secteurs se combinent à l’insuffisance des revenus ; et que les femmes, habituées à des salaires inférieurs, les acceptent encore, alors que les hommes s’en détournent déjà ». Revenons sur ces deux concepts : la pénibilité du travail et l’insuffisance des revenus.

La pénibilité du travail

La pénibilité du travail de ces professions et en particulier des généralistes, tant pour les fem mes que pour les hommes, est insuffisamment reconnue. Les difficultés des généralistes vont de manière croissante. La confrontation à la maladie a toujours été chose difficile. Mais aujourd’hui certaines inadéquations rendent l’exercice de leur profession humainement plus difficile encore. En effet, il y a inadéquation entre le savoir techno-scientifique médical enseigné et la réalité individuelle de chaque patient, de plus en plus diversifiée vu le brassage des populations. Les études de médecine sont encore trop centrées sur l’approche technique et hospitalière. Or, c’est bien à la sortie de l’hôpital que l’on prend la mesure de l’impact de la maladie sur la vie familiale, relationnelle, sociale, professionnelle. Et là, le job des généralistes prend tout son sens, dans un échelonnement des soins (non contraignant) malheureusement encore trop peu accepté par les confrères spécialistes. Certaines études relèvent que les femmes se focalisent plus que leurs confrères masculins sur la prévention, l’information et l’éducation à la santé. Mais les études universitaires ont peu développé la formation à ces trois pôles. Ces mêmes études révèlent aussi que le mode de relation patient/soignant développant la « participation » est plus typiquement féminin. Or, nous ne sommes pas sans savoir qu’ouvrir la porte à la participation demande une maîtrise plus approfondie de la relation : les études universitaires ont singulièrement minimisé l’apprentissage à cette relation. Et sans formation particulière, spécifique au counselling et à l’interaction participative, ce mode de relation est plus difficile à assumer et la souffrance du soignant menace plus volontiers. Est-ce une des raisons du nombre plus important de départ prématuré de la profession chez les femmes ? Est-ce une des raisons de la présence très féminine dans les mouvements de la base exprimant dans les rues ces dernières années une souffrance mal reconnue ? Les généralistes sont confrontés à un monde de plus en plus consumériste, manipulé médiatiquement, séduit par les nouvelles technologies présentées comme progrès universels. Ils se trouvent alors face aux exigences des patients que la médecine leur résolve tout et les préserve de tout échec et tout risque. D’autre part, « les médecins sont confrontés à la société qui leur délègue la gestion des conséquences médicales et sanitaires des drames environnementaux, des drames sociaux suite aux choix économiques d’hyper-compétitivité et de dérégulation engendrant stress, chômage, précarité…, des drames humains que sont les guerres, l’immigration, l’éclatement des familles,… et cette même société, via les pouvoirs publics, qui exige d’eux de gérer ces conséquences au moindre coût » (JM Mélis, médecin généraliste). La question se pose alors : comment soutenir ces travailleurs de première ligne qui « font front », pour leur éviter un burn-out provoqué par des messages contradictoires ? Il nous faut une formation universitaire et postuniversitaire indépendante de toute influence commerciale et institutionnelle. Nous plaidons pour une formation scientifique et relationnelle, et aussi politique, sociale et éthique, pour apprendre à prendre la mesure des enjeux en présence, pour assurer avec bonheur un rôle d’interface entre le monde médico-politicosocio-économique et le patient dans son histoire médicale. La tâche est difficile. L’hebdomadaire Knack titrait : « De geneesheren zijn de gijzelaars van de patienten » (« Les médecins sont les otages des patients »). Les polémiques concernant la sur-prescription d’antibiotiques et les certificats suspects de complaisance dans les écoles pour raient faire craindre que le journaliste de Knack soulève une problématique réelle. Ces polémiques révèlent la difficulté majeure dans la négociation de rester fermes, capables de résister aux pressions, quelles qu’elles soient, d’où qu’elles viennent. C’est ici que trouver un équilibre entre la féminité et la masculinité dans nos attitudes a toute sa pertinence : entre interaction participative et fermeté directive, entre souci de l’individu et souci du collectif, pour « faire émerger l’individu là où il n’y a plus assez d’individu et faire émerger le social là où il n’y a plus assez de social ».

L’insuffisance des revenus

Quant à l’insuffisance des revenus : le mode de financement actuel, essentiellement à l’acte, ne reconnaît pas les différences dans la pénibilité du travail. C’est une raison pour laquelle nous voyons apparaître la tendance : « à population pauvre, soignants paupérisés ». Le mode de financement à l’acte ne soutient pas non plus le côté qualitatif apporté par l’écoute, l’accompagnement, le counselling, la guidance, la prévention, l’éducation à la santé. Comment valoriser ce mode de travail ? Nous plaidons, en plus du paiement à l’acte, pour le développement de deux autres modes de financement : les financements à la patientèle et à la pratique. Le soutien financier à la pratique de groupe est une autre forme de financement permettant un partage plus solidaire entre hommes et femmes du temps de travail et des charges familiales tout en préservant la continuité des soins. Ceci est indispensable si l’on veut donner des chances aux atouts féminins d’imprimer leurs influences sur la pratique médicale. Les femmes ont été habituées à être considérées comme apportant « un deuxième » revenu : or, il faut le constater, de plus en plus souvent les femmes médecins assurent le premier revenu du ménage : perte d’emploi du conjoint, famille monoparentale, revenu moindre du conjoint… Quelles conditions sociales sont mises en place pour permettre à la femme de déployer toute son activité, pour s’assurer d’un revenu plein : protection particulière des grossesses (comme pour les infirmières salariées), protection des maternités (depuis le 01-01-2003 elles ont droit à six semaines de congé de maternité rémunérées… de façon trop modeste), récupération rémunérée après un week-end de garde, organisation des gardes des enfants en dehors des heures de bureau (la femme médecin effectuant des journées plus longues que le 818 h), extension de la déductibilité fiscale des frais de garde après l’âge de trois ans (reconnus actuellement jusque trois ans), déductibilité fiscale des frais de maintenance du ménage (le système actuel des titres-services va dans le bon sens)… Plus largement, comment concrétiser une indispensable reconnaissance du service public rendu par les médecins dans l’exercice de leur profession indépendante ? Ce point est essentiel pour soutenir efficacement l’organisation de la garde en médecine générale, menacée de disparaître à moyen terme. Les médecins, hommes comme femmes, revendiquent légitiment un équilibre entre leur vie de famille et leur vie professionnelle. Il est de la responsabilité des politiques d’en tenir compte. Le concept de l’honoraire de disponibilité a été pensé pour permettre financièrement le développement, entre autres, d’appuis domestiques nécessaires à la réalisation de cette tâche professionnelle. Ou encore, quelles mesures mettre en oeuvre qui augmenteraient la solidarité entre indépendants ? L’obligation pour les indépendants dès 2008 de cotiser pour les petits risques va dans le sens de cette solidarité. Par ailleurs, pointons la quasi-absence de présence féminine dans les différents niveaux de décision : au sujet du syndicalisme médical, peut-on penser que la sous-représentation féminine est un des facteurs expliquant la persistance de la suprématie de la technicité sur l’acte intellectuel ? Peut-on penser qu’un financement du syndicalisme médical mènerait les femmes à s’y investir en plus grand nombre et y imprimer leur manière de voir ? La très récente obtention de ce financement nous permettra de répondre à cette question d’ici peu. La présence féminine massive dans les formations continues exprime peut-être ici le choix des femmes – contraintes à choisir des priorités dans leur temps bénévole – à peaufiner l’« oeuvre » thérapeutique entamée individuellement avec les patients… plutôt que l’approche organisationnelle de leur métier. Ainsi, développer ces différents financements alternatifs, c’est permettre une solidarité entre tous les membres de la profession, hommes comme femmes, avec une attention particulière aux plus fragilisés mais non moins indispensables vu leurs apports spécifiques. C’est permettre un équilibre tant professionnel que privé entre tous.

Le choix d’une société plus juste

Très certainement l’évolution des rapports entre médecins et patients s’est effectuée par leur mise en question philosophique, politique, sociale et éthique. Les médecins tentent aujourd’hui de se positionner en tant que partenaires par rapport à leurs patients. Ce changement d’attitude n’est certes pas l’apanage des femmes. Les hommes ont aussi contribué à cette évolution des rapports. C’est pourquoi « si j’avais une revendication féministe à formuler, ce serait celle de réhabiliter les hommes dans tous les métiers d’éducation et de soins d’où ils disparaissent, parce que la société a besoin d’eux. C’est une question d’équilibre ». N’est-ce pas faire là le choix d’une société plus solidaire, plus juste, plus humaine, plus solidaire ?

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

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