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Que devient la notion de santé, où la norme pose-t-elle ses balises quand la pharmacie contemporaine nous promet une amélioration sans limites de notre existence ? Et à qui profite cette promesse fabuleuse : « l’humain transitionnel » ?

Tel était le titre de la conférence bisannuelle organisée le 25 avril par le Comité consultatif de Bioéthique. Elle avait pour sous titre Ethique de la médecine d’amélioration. Le souvenir de cette conférence m’est revenu en lisant l’article d’André Crismer dans le numéro de Santé conjuguée, daté de juillet 2010. André Crismer y dénonçait l’hypertrophie de nos systèmes de santé, en contraste avec les besoins non assouvis dans les pays pauvres. J’étais retournée alors à l’article de Marianne Prévost, paru en juillet 2007. Elle rappelait l’état d’esprit dans lequel le GERM avait conçu les missions des maisons médicales « chargées des soins de proximité, certes, mais aussi de la démédicalisation des problèmes personnels rencontrés par les patients ». De la conférence organisée par le comité de bioéthique, j’avais retenu particulièrement deux prestations. L’une était celle de Florence Caeymaex, docteur en philosophie de l’université de Liège, et chercheur qualifié au FNRS. Très jeune et enthousiaste, Florence évoque un changement survenu dans la société médicalisée : elle ne se limiterait plus à tenter de restaurer la santé, mais passerait à un usage hors contrôle de substances destinées à l’optimisation des performances du corps. Ainsi, la pharmacie contemporaine nous hisserait au-dessus de la nature, en substituant au simple bien-être la proposition d’un mieux être : l’équilibre recherché dans notre vie serait remplacé par une amélioration à laquelle on n’assignait pas de limite. On peut s’opposer à cette tendance, dit Florence, en renouant avec l’idée platonicienne selon laquelle le pharmakon est parfois remède et parfois poison. Ceci peut être tempéré en définissant des normes d’usage. Mais que faut-il entendre par là ? Dans le domaine de la santé, la définition de la santé comme fonctionnement sain, naturel et désirable peut dériver vers une nouvelle norme sociale. Et celle-ci est susceptible de fluctuer selon une mode du temps. En entendant ceci, les auditeurs pouvaient croire que la philosophe va s’offusquer d’une norme physiologique… qui fluctuerait au gré de modes sociales. Mais la réflexion de Florence sera plus subtile que cela. Elle semble tentée par la thèse selon laquelle « chaque corps est capable d’inventer ses propres normes de fonctionnement, et selon des modifications de son expérience dans un milieu de vie donné ». Dans cette perspective, la maladie (la pathologie) change de sens : elle apparaît comme une expérience dans laquelle le corps vivant est appelé à renouveler ses propres normes de vie – on pourrait dire son « style d’existence » propre. Le bon usage dès lors ne se définit plus par rapport à une norme vitale et sociale posée préalablement, et à laquelle les individus devraient s’adapter… L’éthique prend ici un sens nouveau… C’est toujours une entreprise risquée, mais ce risque est peut-être le prix à payer pour nous constituer comme sujets d’une existence sans être l’objet d’une normalisation. Florence présenta cette thèse avec brio, et ne suscita pas de réaction contradictoire venant de la salle. Mais l’autre conférencier dont j’ai choisi de commenter l’intervention nous interpella : il nous fit vivre les extrêmes où l’on est déjà parvenu aux États-Unis. Il s’appelle Carl Elliott et est docteur en philosophie médicale au centre de bioéthique du Minnesota. Très détendu et plein d’humour, il commence par narrer une récente réunion, organisée par l’université de Yale, sur le thème « l’humain transitionnel ». Au cas où vous ne le sauriez pas, dit Carl, cette transition est un pas vers le « post humain » – et celui-ci est un être tellement avancé qu’il n’est plus véritablement un humain. Et ce jour là, à Yale, la première intervention concernait l’immortalité. Dans un avenir mal précisé, notre génome serait remplacé par un « artifice plus fiable ». Au moyen d’une série de pièces remplaçantes, l’être humain n’atteindrait pas encore l’immortalité mais aurait déjà conquis une survie jusqu’à 2000 ans. Réparant alors les défauts persistants on atteindrait 7000 ans. Ne vous inquiétez pas : si vous avez plus de 40 ans aujourd’hui, vous pouvez recourir à la cryonique : on mettra votre tête bien vivante dans de l’azote liquide. Ainsi scientifiquement congelé, votre cerveau attendra sagement le jour venu pour être dégelé – et bénéficier alors de « nos » progrès techniques. Il doit bien y avoir des sceptiques dans la salle, continue Carl, mais personne n’a ri. Et pourtant l’auditoire était composé de titulaires de doctorats des plus grandes universités. Et dont l’un travaillait au département de la Défense… Et pourquoi suis-je là, moi ? demande Carl. Parce que j’ai écrit un livre sur les technologies de l’enhancement. Celles ci ne visent pas, modestement, le bien des malades. Il s’agit de rendre les gens « encore mieux que bien portants ». Aujourd’hui, avec la santé dont nous jouissons, nous n’aurions pas atteint notre vrai soi. Ensuite, notre conférencier va longuement passer en revue les diverses drogues qui visent à vous rendre « mieux que bien », en sortant de vous même. Notre authenticité ne serait atteinte que si nous employons les moyens pour « entrer en contact avec nos profondeurs les plus intimes ». Et alors, continue le conférencier, en quoi cela concerne-t-il la pratique médicale ? Nous étions habitués à tracer une ligne éthique entre, d’une part, les interventions pour traiter une maladie et d’autre part celles à buts « cosmétiques ». On nous incite maintenant à prolonger la notion de santé vers une sorte d’au delà… mais via le recours à une espèce de narcissisme. Un pays sain serait composé de citoyens voués à l’introspection. Et dans cet effort, les médications aident. Mais quelle est donc cette identité que les citoyens sont invités à « conquérir» ? Le conférencier cite alors des personnes qui se livrèrent aux exercices recommandés pour faire surgir leur identité cachée… mais qui se plaignent d’éprouver au contraire la sensation d’être devenus des contrefaçons. Mon dernier point, dit Carl Elliott, concernera le marché des médicaments. Les auditeurs auront déjà compris combien les technologies de l’enhancement représentent une mine pour l’économie de marché. Car la dépression clinique décrite aujourd’hui par nos traités médicaux prend ici une définition plus étendue. Les partisans de cette tendance lui ont déjà trouvé un nouveau nom : « le désordre dysphorique », qui recouvre les anxiétés cryptiques. Pouvons-nous, chez nous, hausser tout simplement les épaules, en avançant qu’il y a un océan entre Etats-Unis et nous ? Hors d’atteintes par internet ? Ou bien d’eux mêmes vont-ils redresser la barre ? Articles cités • André Crismer, « Retourner le monde de haut en bas », Santé conjuguée 52, juillet 2010. • Marianne Prévost, « L’évaluation, une démarche militante », Santé conjuguée 41, juillet 2007.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 54 - octobre 2010

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